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Dédicace.

A Mouhamedou du pays des livres.

A Abdel 1er de Belgique et

Sieur Larbi de Boutefeu (Andalose)

Et a tous les voyageurs visibles et invisibles…


Dans la maison du voyage,

L’instrument du faussaire,

L’arme de la porte,

C’est d’exister sans mur.

Dans la maison du voyage,

Les rencontres du hasard,

Le chemin de l’aveugle,

La canne blanche est une main tendue.





pensé d'un livre de Safo.


Il était une fois Pierre.

Il était une fois Pierre.

Pierre bien décidé à changer sa vie.

Pierre qui a préparé ses valises.

Bon, en fait il y a longtemps qu’il les a préparés, pour dire la vérité, il ne les a jamais tout à fait défaites.

Toujours l’impression d’être entre un départ et un départ, il n’a jamais eut l’impression d’être vraiment arrivé au but, encore moins depuis qu’il s’est installé dans ce nouvel appartement.

Dans la vie, on est de passage, parfois à certains moments, on se sent plus passager qu’à d’autres, parfois on est de passage, parfois on est passant, c’est subtil mais ça se sent.

Ici, dans cette ville, il a senti tout de suite qu’il ne serait que passant, quelque chose, l’odeur, les gens, quelque chose d’imperceptible qui lui a fait sentir tout de suite qu’il n’avait rien a faire ici.

De petits boulots en petits boulots, de contrats à durée déterminée en contrats d’intérim, il s’est accroché, mais non, rien à faire, depuis qu’il à posé sa valise dans cette ville maudite, il galère.

A chaque fin de mois, quand arrivent les échéances, il a du mal à joindre les deux bouts.

Il n’est pas pauvre, non, mais il n’est pas riche.

Il est dans la moyenne, la classe moyenne, moyennement basse, juste un peut plus riche que pauvre, mais avec le confort moderne des catalogues aguichants, téléphone, internet à la maison, un portable, une télé plasma, un lecteur de dvd et son illusoire outil de liberté, une vieille voiture qui lui convient et qui ne lui coute pas trop cher.

Trop riche pour avoir droit à la moindre aide, suffisamment pour payer plein pot dans les transports en commun, pour payer sa dime obligatoire, mais trop pauvre pour vivre correctement, librement, sans soucis du lendemain.

Une vie posée sur la lame du rasoir en quelque sorte.

Heureusement pour lui, il n’est pas dépensier, il ne vit pas au dessus de ses moyens, il connait les limites fixées aux gens de sa conditions, et à put, à force de petits pots de pièces glanées avec ses pourboires de serveur, se faire un petit pécule.

L’avantage du métier de serveur, c’est qu’on ne dépense pas trop d’argent, car on travaille à l’heure ou les autres sortent, il sort peu.

L’inconvénient du métier de serveur, c’est qu’on n’a pas beaucoup d’amis, il sort peu.

Sa vie moyenne lui permet de laisser les jours défiler de lundis en lundis.

Il n’est pas à plaindre diraient certains, c’est vrai, il n’est pas à plaindre, il est libre, financièrement indépendant, il ne s’est pas prostitué au bureau d’un directeur bancaire, et a réussit à passer au travers du crédit obligatoire à la consommation.

Il n’est pas à plaindre non, mais il s’ennuie, il ne prend pas de plaisir à la vie.

Renault, boulot, dodo, voila à quoi se résume sa vie.

Depuis deux jours il erre dans son appartement au 6ième étage d’un complexe de banlieue triste et grise, il passe ses mains et ses yeux sur toutes sortes d’objets qui sont là. Difficile de s’arracher à toutes ces petites choses que l’on réunit autour de soi.

Pourtant, il a décidé de tout quitter, laisser là les regrets d’une vie passée à coté, des actes manqués parce que trop vite, trop loin, trop spontanés, des remords parce que la vie passe…

C’est décidé, c’en est trop pour lui, il ne se sent pas la force de continuer à tourner en rond dans sa vie comme un poisson rouge dans son bocal. Il se sent prisonnier de son monde, du monde, de ce petit tout qu’il a assemblé autour de lui pour se créer l’illusion. Tout ceci ne veut plus rien dire pour lui.

- Je pars, c’est assez ! Dit il à voix haute pour lui-même, peut être pour les objets, les fantômes qui rodent dans cet appartement.

Il se lève, attrape sa valise faite depuis deux jours, fait quelques pas, ouvre la porte de sa cage, se retourne, jette un dernier coup d’œil dans son clapier derrière lui comme pour vérifier qu’il a bien tout oublié, pose sa valise par terre et quitte son appartement sans refermer derrière lui. Le vent complice ferme la porte dans un claquement sourd. Finalement, la valise est restée là, au milieu du palier, comme un message destiné à répondre à la question d’un éventuel visiteur.

« Il est parti, semble exprimer la valise, il est parti sans moi… ».

Pourquoi ?

Pourquoi ?, parce qu’il y a quelques semaines, il a essayé de partir d’une autre façon.

Drogue, alcool, techno à gogo, c’étaient les seuls voyages qui lui étaient autorisés pour essayer de s’éloigner de ce monde triste et fade. S’évader quelques heures pour finalement, se reprendre la réalité en peine gueule le lendemain matin.

Le dimanche, jour du seigneur, jour des teuffeurs défraichis au sortir de l’after.

Attention à la marche, la descente risque d’être brutale, le dimanche des familles et du traditionnel rôti de bœuf. Au restaurant, des tables de six, huit, douze, jamais treize, ça porte malheur, les clients tricheurs pour les dimanches du bonheur, ils ont sorti mémé de la maison de retraite, réservé leur table habituelle pour le menu à 15 euros (café compris).

Lui sert la cantine à ça, tous ces gens faux, de faux sourires blanchis par de fausses dents, mémé qui a l’œil qui brille parce qu’elle pense au début du repas que la fin sera celle du potage à l’asile pour vieux, les enfants s’emmerdent, la belle fille qui ne considérera jamais sa vieille belle mère comme de la famille, le beau fils au visage ingrats, quelques vagues cousins, un arrière gout de naphtaline et l’avant gout d’un héritage qu’on peut facilement prédire conflictuel.

Lui, sert, entend, écoute, comprend, juge, sort de son rôle : Tout ça l’emmerde.

Et puis les lundis hachis, les lundis à chier, se lever pour trimer, trimer pour payer, payer pour exister, exister pour quoi faire ?

Son mardi est de congé, tout le monde travaille.

Mercredi, jeudi, vendredi pizza, samedi des faux heureux, dimanche, roule, roule, les jours passent, les semaines, les mois et les années, chaque jour un peu plus t’approche de ton tombeau, roule, roule ta bosse, roule ta pierre, creuse ta fosse, paye et crève.

La famille.

Il a rompu avec depuis un bon moment.

Lorsqu’il a eut dix huit ans, ses géniteurs réunis lui ont plutôt bien fléché la direction de la sortie.

Trop d’alcool du coté du père, trop d’inconnus dans le lit de sa mère, ni frère, ni sœur, enfant unique d’une erreur de jeunesse, il a dut traverser seul les années d’une enfance aigre et, dès que les deux ont lâché la laisse, dès qu’il a put, il les a fuit tous les deux.

Comme s’ils s’étaient senti libérés du départ du rejeton, ils se sont eux même rapidement séparés et enfoncé, chacun de leurs cotés, dans le brouillard épais de leurs vies aliénées.

Avec un aussi mauvais départ dans la vie, il s’en tire finalement plutôt bien, mais il n’a pas réussi à faire son trou « Travail, famille, patrie » dans la société.

Il n’a jamais réussi à garder de femmes dans sa vie suffisamment longtemps pour envisager les fondations d’une relation durable. Il a bien eut quelques copines mais rien de bien sérieux. Lui, trop suspicieux, jaloux, elles trop libres, indépendantes.

« Rupture pour incompatibilité d’humeur » avait il l’habitude de dire à ses « copains » avec un rire amère.

Ce dimanche là, tôt le matin au sortir d’une soirée pleine de bruit et de drogue, il à chut.

Une descente vertigineuse dans la réalité de sa condition, sa solitude.

Alcool, drogue, médicaments comme ça vient, une chaise, une corde, un départ, encore un échec.

Là ou il voulait aller, son ultime départ, il l’a lamentablement loupé. On n’a pas besoin de lui là-haut, petit tout seul au milieu de rien, échec sur toute la ligne, une fois de plus, il s’est pris sa vie en pleine gueule.

« Et non mon vieux, ce n’est pas ton heure, ce n’est pas ton lieu »

Il s’est réveillé dans une mare de sang, trop bourré pour faire un nœud correct, il n’a pas réussit son départ.

Cette fois ci, pas question de se foutre en l’air.

« Puisque partir c’est mourir un peu,

Puisque mourir c’est tout laisser,

Pourquoi ne pas tout laisser pour mort ?

Tout planter là

Essayer autrement de faire quelque chose de cette petite vie ?

Il y a tant de gens plus malheureux que moi,

Qu’est ce qui ne va pas ?

Ma condition ? Non.

Ma santé ? Non.

Le lieu, les gens, le rythme, le sens de la vie…oui

Il doit bien y avoir une petite place pour moi quelque part.

Non ?

Oui !

Alors salut !

Partir sans se retourner,

Adieu salon, canapé, plantes vertes, petit boulot, patron, obligations routinières, impôts, loyer, amours loupés, amitiés bradées, partagées autour d’une bière, d’un joint, de gélules colorées, de repas faux, à quoi ça rime ?

Marre de faire semblant de faire partie de cette masse de gens anonymes et épuisés, mare de faire partie de ce monde né de concepts de bonheurs d’après guerre, d’un système qui règle l’aiguille du bonheur sur le samedi soir, celle des flâneurs le dimanche, et les cinq autres jours, bosser pour, comme, avec,… des cons.

Pourquoi ?

Pour qui ?

Ou cela mène t’il ?

Qu’est ce qu’on gagne à la fin ?

Rien ?

Ah ? …»

Tout est vide de sens, la vie est un ballon plein d’air, inodore, incolore.

Objectivement, à quoi ça sert tout ça ?

Faire semblant, encore et toujours, rassurer son voisin.

Sa décision est prise, il ne fera plus semblant.

Mais alors, que doit-il faire pour rallumer la flamme de sa vie ?

Ou doit il aller pour réveiller ses désirs et se envies ?


L’Afrique !

Cette évidence qui lui est apparue d’un seul coup.

L’Afrique ! Comme un appel de la vie, de son sang.

L’Afrique, un cœur qui bat dans le corps de trous, une terre de liberté.

L’Afrique, le creuset de la vie, origine des espèces, berceau des civilisations.

L’Afrique des couleurs, des contrastes, des rythmes endiablés, habillant des nuits toujours étoilées, aux vents qui portent les chants, au sol qui vibre des danses.

L’Afrique des valeurs, du partage, des rencontres.

L’Afrique comme un dernier sanctuaire de vérité, un asile pour aliénés en mal de vérités, d’identité, de communion et de fusion.

Vivre de rien avec aisance.

Le ciel, la terre, l’homme.

Un peu d’argent, son passeport, ses rêves et ses désirs, sa vieille Renault et c’est parti.


La route s’offre.

D’abord, traverser l’Espagne et ses paysages autoroutiers à pleurer, montagnes massacrées, collines arasées, bouleversées, creusées, triturées à coup de bulldozers et de subventions européennes.

L’Espagne « développée », miroir aux alouettes de l’essor communautaire, faire croire, à coup de millions, refaire le décor, trompe l’œil des l’agences du développement, tirer l’Espagne du tiers monde pour satisfaire aux normes du club des blanc, sortir le pays de l’ère Franco sans vérifier pour autant qu’on a bien décroché tout les symboles du fascisme dans le pays… Tracer une route plein sud.

Ici les policiers sont en tenue de fascistes, vert olive, ils sont durs, hostiles, violents, racistes, corrompus, idiots, vulgaires et détestables.

Les « guardia-civils », héritages du dictateur, comme si l’on avait gardé les SS en uniforme après la mort d’Hitler… C’est curieux.

Ce pays il ne l’a jamais aimé, les gens sont mal élevés, un pays qui sent la mort.

Entre Ibiza la mafieuse et ses trafics quatre étoiles couvert par un gouvernement corrompu, Barcelone et ses pirates de la route, l’Andalousie idiote, inculte et raciste, celle des trafiquants de tous bords et des villes pourries de millions taché du sang des enfants esclaves et des sexes forcés des prostituées.

L’Espagne, la génocidaire, l’Espagne de Charles Quint, de l’inquisition, des génocides sud américains, des assassinats, la plaque tournante de la drogue et des clandestins embauchés ouvertement pour ramasser les légumes bradés sur le marché commun, l’Espagne de Janus, deux visages…

On dit le premier pays d’Afrique, l’Espagne, le dernier des pays d’Afrique.

Il faut s’arrêter cependant, car il y a le carburant de l’âme et le carburant de la machine…

Station essence sur l’autoroute.

Le plein, un café au lait rapidement.

Buenos días, un café con leche por favor.

Au comptoir, ça sent la bière et la transpiration, un homme perd son agent dans une machine à sous, une machine à vendre du tabac clignote, et sur les présentoirs de presse, de la pornographie. Les hommes vomissent des « Puta-madre », « maricon » en ponctuation de leurs phrases.

Football, toujours football, ici comme ailleurs, la discussion ne dépasse que très rarement le niveau des pieds.

Adiós, gracias.

Régulièrement, sur la route, dans les carrefours, les aires d’autoroute, les prostituées, nombreuses, attendent leurs clients, fidèles et permis.

Entre deux arrestations ou deux trafics, les flics corrompus s’en vont tirer leur coup au frais de l’état.

Payent-ils ?

L’Espagne, cette grande maison close ou pleut la cocaïne sous l’indulgence générale.

S’il y des pays perdus, c’en est un.

Quitter cette caricature, pas question de rester une heure de trop sur ce territoire, c’est vraiment quitter l’Europe par les chiottes !

Rouler, rouler malgré la fatigue.

La route est dangereuse, la vitesse est élevée, les camions semblent faire la course.

Où cours-tu ?

Vers le sud ! Descendre, descendre jusqu’au bord de la mer, sortir de là, fuir !

Paul Theroux le célèbre voyageur, raconte mieux que quiconque ce qu’est l’Espagne, défigurée, bétonnée, malade. Son livre s’appelle « Les colonnes d’Hercule ».

Il y a beaucoup de monde sur la route.

Il est tôt dans la matinée quand il aborde le sud de l’Andalousie.

L’Andalousie, territoire qui fut, aujourd’hui, terre de misère et de tourisme pas cher, Andalousie, Andalouse, terre de l’anda-lose.

La plupart des vieilles terres, des belles propriétés ont été obtenue par le vol.

1492, une grande année pour les pilleurs.

Année du vol du bien des juifs et des arabes, découverte de l’Amérique et pillage de l’or amérindien, l’Espagne pauvre, gueuse d’avoir été voleuse, incapable de retenir les fruits de ses larcins, ruinée par trop de veulerie, l’Espagne du cache misère, arrogante verrue gonflée de gaz.

Le résultat, un pays qui n’en est pas, un résultat de misère et de faillite.

Les picaros, les garitos…

L’Espagne, le cul, le cul de sac de la marginalité.

Même les poches pleines d’or, le pays reste pauvre.

De la confiture pour les cochons.

Pour comprendre 1492, un bon livre à lire : Léon l’africain de Amin Maalouf.


Gibraltar.

Curieux endroit.

Un peu de tourisme dans le tourisme.

Passage tendu au poste de douane, cependant, le comprenant français, les flics anglais se calment, paraissent plus concilient.

Ici aussi trafic, trafic, essence, tabac…

Petit trafic pour petites gens parqués sur la Línea.

Il ne parle pas anglais, peu, le comprend mieux avec l’accent français…

Il pénètre dans l’enclave avec son véhicule.

Immédiatement à l’heure anglaise, il faut se mettre à gauche ce qui le motive à abandonner la voiture rapidement.

Il utilisera un de ces typiques bus à double étages qui marquent la différence.

Il n’est pas rouge comme à Londres mais bleu.

Les policiers arborent leurs uniformes aux curieux couvre-chefs.

Il descend du bus en centre ville et est tout de suite dans le bain anglais, c’est amusant.

L’ambiance est vraiment différente de la France, de l’Espagne, évidement…

Les façades des boutiques, les plaques des rues, les boites à lettres…

Bon touriste, il se rend sur le rocher pour y voir les singes qui sont invisibles ce jour là.

Un pub, une bière pour se mettre à la couleur locale.

Les habitués discutent au comptoir, l’accent anglais, c’est déjà ailleurs, c’est beau et rond, des mots qui, certainement, rebondiraient si on pouvait les jeter par terre.

Au moment de payer il s’aperçoit qu’il n’a pas assez de l’argent qu’il a changé en entrant.

La serveuse lui fait une moue un peu embarrassé, elle à l’habitude on dirait.

Un client aimable à la gentillesse de lui changer 12 euros pour 10 livres.

Il paye sa bière et sort du pub « So british » à plus de deux milles kilomètres de Londres.

« Je devrais écrire un journal de voyage » se dit il, mais l’idée de se créer une obligation ne l’enchante pas.

Comme tous, il achète sa cartouche de tabac détaxé et récupère son véhicule et se dirige sur Algesiras pour son bateau.

Il a décidé de s’abandonner un peu, laisser glisser la vie sur lui comme une goutte sur une feuille de lotus, essayer de ne pas garder de traces, de taches de boue, rester toujours propre, neuf.

Rien ne peut plus lui arriver, plus rien ne le touchera plus, déjà, il est au bord de l’Europe, dans quelques heures, il n’y paraitra plus.

Porte d’Algesiras,

Porte de sortie,

Port de sortie,

Bateau,

Détroit ouvert par Hercule.

La voiture est dans le ventre du Léviathan.

Il est sur le pont arrière et se dit que c’est son aventure qui commence.

L’air frais de l’océan fouette son visage, son aventure, toute neuve, unique, noire, son choix, sa vie en face comme un défi. Son voyage.

Dans vingt minutes, il sera à Ceuta la colonie espagnole du Maroc, la traversée la moins cher pour ailleurs.

Un dernier coup d’œil sur le rocher de Gibraltar qui s’enfonce dans l’horizon.

Le rocher de Tarik, anglais, dominé par un eternel nuage qui le couvre comme un béret, comme un morceau de Fogg Londonien.

La montagne couverte du couvre chef de l’empire, Gibraltar et ses pubs, ses cabines téléphoniques rouges et ses anglais couleur cabine, cuits par la pale et le soleil andalou.

Au bout du monde, un peu de civilisation dans cette terre hostile et arrachées aux Maures chassés et dépouillés par des tueurs de taureaux, des mangeurs de porc.

Il, s’appelle Pierre,

Il à vingt trois ans

Et c’est la première fois qu’il quitte son co-con Français.


Ceuta

- Bonjour monsieur, soyez bienvenu, donne, je vais te faire tes papiers, donne pour moi, je vais le faire pour toi, c’est dix dirhams, ce n’est pas cher, c’est un euro, un euro, ça n’est pas cher, donne pour moi, je vais faire pour toi, aller la France, toi c’est la France ! Soyez bienvenu, donne pour moi…

L’homme court le long de la voiture qui avance au pas. Pierre est encore en Espagne, il est à quelques mètres de la sortie.

Cet homme s’accroche.

Pierre veut faire son passage, il faut faire attention tout de même, ne pas donner ses papiers au premier venu. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, ce dernier pourrait s’enfuir en courant avec son passeport, les papiers du véhicule, et là, adieu le voyage.

- Non merci, je tiens à le faire moi-même.

- Non monsieur, ça compliqué, difficile, donne pour moi, la police, c’est un euro, pas cher donne tes papiers.

- Non merci, c’est très aimable mais je tiens à faire les démarches moi-même.

Ce type est énervant.

- Alors fais tes papiers et va te faire foutre sale con !

Encore un qui parle comme un président de la république…

« Bienvenue au Maroc ! Ça commence bien » se dit Pierre un peu énervé.

Il se présente au poste police et de douane pour effectuer les formalités.

Avec huit millions de touristes, le système est bien rodé, deux formulaires, un pour la voiture et un pour l’identité de Pierre, c’est rapide et clair.

Finalement, sans une grande attente, un policier lui fait signe. Il contrôle les pièces, part, revient une minute plus tard, ça y est.

La douane.

Le douanier s’approche, il a l’air sympathique.

- Bonjour monsieur, ouvrez votre coffre je vous prie.

Pierre s’exécute. Son coffre est vide.

- Pas d’armes ? Pas d’explosifs ? s’enquière le douanier.

- Non, répond Pierre surpris et amusé.

- Alors soyez le bienvenu au Maroc monsieur.

Le douanier le salue en portant sa main à sa casquette.

Et voila, moins d’un quart d’heure.

Pierre remonte dans sa voiture et démarre.

Il s’engouffre sous la grande porte qui marque l’entrée de l’Afrique de ses rêves.

Il est heureux.


Le Maroc !

A peine a-t-il passé le poste de douane qu’un homme en moto l’aborde.

- Salut Français ! Tu veux à fumer ? C’est direct de Chefchaouen, la meilleure qualité ! Tu vas à Chaouen ? Si tu veux, viens à la maison pour boire le thé, je t’invite, viens manger un morceau avec moi, tu es mon invité.

Pierre hésite quelques secondes et puis poliment, il refuse l’invitation de son nouvel « ami ».

A peine arrivé, il veut respirer l’air de cette terre et puis il est encore un peu sous le coup du « Va te faire foutre sale con» de l’autre imbécile resté du coté Europe.

Il a dut pleuvoir hier ou ce matin, car la route est pleine de boue.

Des Mercédès 220 D rutilantes, propres comme dans un musée, attendent les clients.

Elles sont garées dans un espace dont un panneau annonce « Réservé aux grands taxis ».

Elles sont toutes de couleur bleu-ciel et portent un écusson et un numéro sur leurs portières avant.

Ce sont des voitures d’un autre temps, elles doivent bien avoir vingt ou trente ans mais ne les paraissent pas.

Sagement garées à la sortie de la frontière de Ceuta, elles ressemblent à de vieilles douairières pomponnées regardant avec dédain de leurs quatre phares ronds, les jeunes filles, japonaises, françaises, italiennes, allemandes ou américaines entrer sur leur terre.

Pierre découvrira pendant son voyage que les routes du Maroc appartiennent aux grands taxis et non au flux incessant de voitures personnelles chargées de touristes assoiffés de plages, de tagine et de soleil.

Pierre s’engage à droite ou une grande montée l’emporte à un carrefour.

Il tourne à droite et se gare sur le bas coté.

Il domine Ceuta depuis un col très venteux ou sont installées d’énormes éoliennes.

En bas, il découvre un paysage désolé, entouré de grillages, de murs et de miradors.

Ceuta au Maroc, « Forteress Europe » comme dénonçait Asian Dub Fondation contre Sangatte. Cette chanson prend tout son sens à la vue de cette terre hostile. Pas un arbre, des pistes militaires qui se croisent et qui tracent l’injuste frontière.

Ceuta en Afrique, comme la vitrine achalandée d’un grand magasin, promettant par ses lumières éblouissantes, des richesses et des plaisirs interdits à ceux qui n’ont pas les moyens, qui ne sont pas « membres ».

« Tu ne m’auras pas» dit la vitrine mensongère de la boutique au stock vide.

Né du mauvais coté de la barrière.

Ici l’expression prend tout son sens, la carte du club ?

Le passeport rouge.

Rouge comme la liberté gagnée par le sang versé par les africain.

Africain restés de l’autre coté de la barrière.

Alors que l’Algérie, le Maroc, le Sénégal, Mali, Mauritanie et encore et encore… donnaient leurs hommes et leur sang pour la liberté de la France, contre l’Europe des extrémiste, l’Espagne marchait au son des franquistes, crachait à la gueule du monde, assurait l’héritier du fasciste que la transition se ferait sans heurs, sans révolution.

Aujourd’hui, les amis d’hier sont exclus, considérés pour peu, interdits de territoire. Pourquoi ?

Parce que noir ?

Musulman ?

Libérés des colons spoliateurs ?

Les espagnols, résidus d’une société d’assassins, peuvent, eux, parader sous le drapeau bleu étoilé.

Pourquoi ?

Parce que chrétien ?

Mon dieu, laissez moi vomir !

Un trait sur une carte, un fil tendu.

D’un coté les riches (ou ceux qui croient l’être) de l’autre les pauvre (ou ceux à qui l’on fait croire qu’ils le sont).

Pierre reste pensif devant cette vue, ça l’écœure un peu, la nausée l’envahi.

S’il pouvait, il ferait péter ces barrières !

De quel droit décide t’on d’un coté les élus et de l’autre les exclus ?

Il est vrai que pour nourrir ses trafics, il est bon que l’Espagne ait un pied dans le rif, ça facilite les flux n’est ce pas ?

D’un autre coté, une bonne couche de peinture européenne sur le système rouillé, et on fait passer le pays les cailloux dans le giron européen, le « Club des blancs » en laissant tomber les autres, les exclus.

La vision de ces barrières fait penser à la frontière Mexicano-Américaine.

Injuste.

Allons, il ne va pas s’apitoyer pendant deux heures.

En route.

En route pour où ?

Qu’est ce qu’il à dit l’autre tout à l’heure ? Chefchaouen ?

Il sort une carte et cherche le lieu.

Il n’est pas sur la bonne route, il s’attendait à trouver la ville au bord de la mer et bien non.

Il faut faire demi-tour jusqu'à la porte de Ceuta, faux départ.

« Va ou le vent te mène, va ou le vent te mène, va ou le vent te mène, va…. »

Pierre fredonne cet air d’Angelo Branduardi comme quelque chose qui le pousse.

Le premier nom qu’il a entendu en entrant ici c’est Chefchaouen, alors, allons pour ce village.

La route est boueuse, il longe la cote.

Comme par magie, il accède après un passage creusé dans la roche qui tombe en à-pic, dans une petite ville.

Au bout d’une centaine de mètres, se dessine une plage, une promenade en bord de mer flanquée de palmiers, de pergolas et de gazons taillés de près.

Sur la gauche, la mer et sa promenade majestueuse, peut être pompeuse ?

La plage est recouverte de morceaux de bois échoués.

Il y a des lotissements à l’espagnole, ça sent le décor de cinéma, tous identiques et agencés en zone résidentielle sous surveillance, les bâtiments pré fabriqués créent l’illusion.

Ils proposent du rêve en boite pour estivants en quête de vacances concentrationnaires.

Partout, des piétons vont et viennent.

Des bicyclettes zigzaguent sur le bitume.

Un coup de klaxon suffit pour les voir se rabattre précipitamment sur le bas de la route.

Pierre qui voit et entend, comprend, qu’ici, son klaxon lui servira plus souvent qu’il ne lui a jamais servi encore.

Sur le bas coté, des familles entières attendent le passage hypothétique d’un grand taxi ou d’un bus.

Pierre doit passer par Tétouan, c’est ce que dit la carte routière.

L’occasion de s’arrêter en ville et de changer un peu d’euros pour argent du pays.

Dès son entrée dans la ville, il pénètre dans la vie.

Il est surpris, agréablement surpris.

C’est vivant !

La rue bouillonne de la vie quotidienne du Maroc populaire.

Il recherche l’enseigne de ce qui pourrait ressembler à une banque ou à la poste, peut être un bureau de change ?

Oh ! Un crédit Agricole ! Quelle surprise !

Il gare sa voiture et entre dans l’agence.

- Bonjour, dit-il.

Un homme occupé à trier des billets de banque neufs et usagers ainsi que ceux d’une ancienne édition à fait trois tas sur son comptoir.

Les bons, les abimés et les anciens.

Dans le tas des anciens, beaucoup de billets de vingt.

Dans celui des abimés, beaucoup de billets de vingt, quelques billets de cinquante.

Le caissier lance un regard par-dessus ses petites lunettes.

- Une minute je vous prie, répond-il pour toute salutation.

Quelques minutes plus tard, d’un autre regard, il appelle Pierre près du comptoir.

- Je souhaiterai changer je vous prie.

- Bien, donner moi votre passeport s’il vous plait.

Pierre s’exécute, le passeport et quatre billets de cinquante euros passent de main en main.

Après une opération rapide, le guichetier lui rends son passeport, lui fait signer un reçu et lui donne deux mille cent soixante quinze dirhams. Une vraie fortune !

Des billets bleus de deux cent et marrons de cent, gros. Un billet vert de cinquante, un billet de vingt dirhams pioché dans le tas des neufs, et quelques pièces à l’effigie du roi.

« Quel paquet ! » se dit Pierre.

Il remercie et sort.

Il est content comme s’il avait gagné à la loterie.

Tu donnes dix et on de rend cent dix, c’est trop beau !

Tout autour de la banque, sont installés plusieurs commerces qui animent la rue de leurs activités.

Pierre flâne, découvre pour la première fois toute cette vie.

Les ateliers de menuisiers, ouvert à tous vents, meubles installés sur le trottoir, envoient des copeaux dans la ville, portés par le vent. Dans l’atelier, un jeune garçon ponce vaillamment un meuble avec une calle garnie de papier abrasif. Ses trajectoires sont sures et professionnelles.

Pas très loin de lui, un garçon de 13 ou 14 ans effectue avec des gestes rapides le remplacement d’un pneu. Il n’a pour outils qu’une presse manuelle et quelques barres de fer. Il n’a pas l’air bien costaud, pourtant, il est rapide, ses façons sont efficaces et le pneu est réparé en moins de cinq minutes. Pas besoin de presse hydraulique ou de machines perfectionnées. Ici, la machine, c’est l’humain.

Juste à coté, il y a un garage avec trois mécaniciens noirs de cambouis jusqu’aux oreilles et un apprenti. Ils sont penchés, perplexes, sur le moteur d’une Peugeot 505 à la carrosserie miroitante.

A coté encore, le carrossier.

Ce dernier martèle furieusement une aile de Renault 21 emboutie, sous la vigilante surveillance de celui qui semble être le propriétaire.

La rue est vivante, rien à voir avec la France, même le plus au sud.

Ici, vivent des gens, des vrais, des activités, c’est agréable.

Des enfants courent. Ils reviennent de l’épicerie les bras chargés de sacs noirs.

Un homme pousse une charrette et appelle avec force.

Que veut-il ? Pierre le suit discrètement, ceci l’intrigue. Une femme fait signe à l’homme. Celui-ci prend un petit sachet plastique et y verse du produit ménager, dans un autre, de l’eau de javel, incroyable !

Plus loin, il croise un homme qui tient un panier dans lequel se trouvent, joliment arrangés, des cigarettes, des mouchoirs jetables, des petites boites de chewing-gum, du pop corn et d’autres choses que Pierre ne reconnait pas.

Un cyber regorge de clients équipés d’un ensemble casque et micro autour de la tête.

Un peu partout, des publicités pour les fournisseurs de réseaux mobiles et pour la traversée en bateau pour l’Europe à petit prix.

Provocation ou manque de tact ?

Partout, les gens vont et viennent à un rythme soutenu.

Des écoliers turbulents marchent en groupe de trois à quatre, garçons avec garçons, filles avec filles.

Elles ont on foulard autour de la tête ou à la main.

Tous les écoliers sont habillés d’un ensemble uniforme bleu pour les jupes et pantalons et d’une chemise ou blouse blanche, seuls leurs sacs les différencient les uns des autres.

Les garçons et les hommes marchent la main dans la main ou se tiennent autour du coup d’un bras amical.

Les terrasses des cafés sont bondées, et les serveurs en tenue pantalon, chemise, nœud papillon et gilet, s’activent avec rapidité, plateau à la main, servant le lait chaud dans les verres de café, et promènent de grands verres de thé, de jus de fruits…

Pas d’alcool.

Ça n’est pas plus mal.

Les petits taxis chargent et déchargent une quantité inépuisable de clients encombrés de colis et paquets. Les petites Fiat ont, en guise de galerie, une caisse dans laquelle les clients posent, sans les attacher, les colis trop volumineux pour entrer dans le coffre ou l’habitacle.

Combien de fois Pierre à t’il prit le taxi en France ? Rarement, c’est un truc pour les riches,

Aux feux tricolores, à chaque fois que le rouge s’allume, des troupeaux de vendeurs ambulants affluent autour des voitures pour proposer des sucreries ou des mouchoirs papier.

Des petits vendeurs tendent toutes sortes d’objets allant de la housse à volant au triangle de sécurité en passant par les inévitables décorations de rétroviseur calligraphiés de messages coraniques.

Partout, la ville foisonne, s’émulsionne dans une décontraction et une nonchalance qui fait depuis toujours les charmes du Maghreb.

Pierre est heureux, il a pris une bonne décision quand il a décidé de venir ici.

Tout ceci lui correspond mieux.

Il sent qu’ici, il pourrait trouver sa place, tout du moins il l’espère.

Dans les espaces verts, des groupes sont allongés sur les pelouses, ils discutent, jouent, écoutent de la musique, attendent, profitent simplement d’une sieste méritée sous ce beau soleil de printemps.

Pierre quitte la ville pour la direction de Chefchaouen.

Une voiture déboule derrière lui.

Elle klaxonne furieusement et de double avec mépris.

C’est une vieille dame bleue avec sept passagers qui prend la route.

Gênée par cet intrus sur son parcours, elle accélère au nez de Pierre en le gratifiant d’un épais nuage de fumée noire et odorante.

La fumée à peine dissipée, la vieille dame à déjà disparue dans les virages.


C’est la campagne.

Au bord de la route, à un point d’eau commun, des bidons sont alignés et un jeune garçon à apparemment la charge de les remplir.

Certains aident un homme à hisser quelques bidons pleins dans les bats d’un âne qui les transportera chez leurs propriétaires.

Un groupe de jeunes attendent peut être qu’un bus ou que le temps passe. Ils discutent à demi allongés au soleil tout en agitant les bras dans de grands gestes, et les éclats de rire fusent, bruyants, exubérants, comme on en a à cet âge là.

Plus loin, Pierre double un âne bâté trottant joyeusement au bord de la route, monté par un gamin qui rythme l’animal avec des petits coups de badine sur la croupe, il est chargé de bidons.

Une façon bien concrète de voir l’eau courante.

Quelques mètres plus loin, une station essence, l’occasion de faire le plein avant la montagne.

Pierre descend du véhicule et s’approche de la pompe pour se servir quand un homme surgit, et, d’autorité, se saisit des clés de la voiture pour ouvrir le réservoir et servir le combustible.

C’est surprenant, voila plusieurs années qu’on ne vous sert plus le carburant en France.

Aujourd’hui, à l’heure des cartes bleues, des distributeurs automatiques, du tout anonyme et de la super rentabilité à tout prix, il est inimaginable de payer quelqu’un pour un emploi de serveur d’essence.

- Le plein s’il vous plait.

L’employé le dévisage. Cette région du Maroc n'est pas francophone.

Au pays du bilinguisme, ici, c’est espagnol et Marocain.

Le commis lui demande.

- Plain ?

- Si, répond Pierre.

L’homme sert et s’arrête à trois cent dirhams de peur qu’ils se soient mal compris.

- Francia ?

- Si.

- Bienvenue.

- Gracias.

Pierre découvre à cette occasion la gêne que l’on ressent quand on est incapable de se comprendre par les mots.

Un fossé se creuse.

La parole est un acte partagé.

Reprenant la route, il entre dans les montagnes du rif.

Le paysage est époustouflant, on se croirait un peu dans les alpes de haute Provence ou dans le pays de Grasse. Sauf qu’ici le paysage n’est pas la pour faire joli entre les villas.

Il est animé.

Dans cette immensité habitée, meublés de petits hameaux semés autour de jolies mosquées colorées, s’occupent des gardiens de troupeaux, des porteurs de fardeaux, les champs sont semés de céréales, et les jardins semblent le fruit d’attentions particulières.

Dans les vallons, les femmes lavent du linge qui est mit à sécher, posé sur des buissons.

« Le sèche-linge berbère » comme qui dirait.

Les habits ainsi étendus parsèment de petites taches colorées le fond de la vallée.

Un vieil homme assit sur son âne arpente un chemin chaotique. Avec un bon sens de l’équilibre et une confiance absolue dans son animal, il s’élance dans un petit chemin pierreux. Les sabots du baudet glissent un peu sur les pierres mais il à bon pied, il disparait derrière une haie.

Sur le bord de la route, un groupe de jeunes hommes alanguis discutent devant des petits seaux remplis de figues de barbarie.

Pierre à déjà mangé les fruits de ce cactée achetés hors de prix dans une épicerie fine.

L’envie lui prend d’en manger quelques unes, l’occasion de s’arrêter un moment dans la campagne.

C’est assez facile de stopper ou l’on veut, car une bande piétinée par les animaux et les humains longe de part et d’autre la voie de circulation réservée aux automobiles.

Les jeunes se lèvent et courent vers la voiture de Pierre.

- Salam’ou’allikoum ! Crient-ils aux fenêtres de la voiture.

Pierre se sent enfermé dans son véhicule et en sort.

- Bonjour.

- Bonjour, Salam’ou’allikoum, bonjour monsieur, soyez bienvenu, tu es français ? C’est bon, Jacques Chirac, Zinedine Zidane, soyez bienvenu.

- Merci. Je voudrai acheter des figues. C’est combien ?

- C’est dix dirham les cinq, dit un garçon rapidement avant de s’éloigner un peu honteux de son prix forcé.

Pierre ne se rend pas compte de la réalité des prix du Maroc.

- D’accord, dit il, donne m’en cinq.

Un autre garçon s’exécute. Il prend son couteau et d’un geste habile, il fait sauter la peau des petits fruits rouges recouverts d’épines qui vous laissent dans les doigts des souvenirs coriaces si l’on n’y prend pas garde.

Il lui présente le fruit prêt à être mangé, planté à la pointe du couteau.

- Viens boire un verre de thé avec nous, dit un garçon pendant que Pierre englouti sa seconde figue.

Elles sont bien mûres et sucrées. Rien ne sert de trop les mâcher, il est préférable de presque les gober car il y a de nombreuses graines dedans.

Pierre n’a pas le temps de répondre qu’un garçon sort de derrière un buisson avec un verre de thé à la menthe servit.

- Viens t’asseoir avec nous !

En quelques instants, Pierre se retrouve assit au pied d’un olivier, un verre de thé chaud dans la main avec une bonne odeur et une troisième figue prête à être mangée.

Les rochers sont peints à la chaud et servent de siège et de table.

Le soleil est chaud. Il pointe à travers les branches d’olivier agitées par le vent léger qui caresse le paysage et dessine son corps sur les herbes levées.

Un grand silence plein de petits bruits couvre la vallée.

Seul, au loin, le ronronnement d’un camion se fait entendre, il est en bas de la vallée et son bruit mécanique est envoyé en écho depuis le versant d’en face.

Dans quelques minutes, il passera devant le groupe.

Un des jeunes hommes sort une longue pipe de bois terminée par un petit foyer en terre cuite.

Il la remplit d’un mélange poudreux et marron foncé.

Il allume la pipe, tire une bouffée, une autre, passe à son voisin, au suivant.

Celui qui a tiré en dernier sur la pipe souffle dans le tube d’un coup sec et envoie voler une petite boulette incandescente dans l’espace.

Le garçon s’empare du sachet plastique ou se trouve la poudre et en quelques secondes, allume une nouvelle pipe qu’il tend à Pierre.

Tu fumes ?

- Oui un peu.

Pierre tire sur cet étrange objet.

Le tabac lui pique la gorge puis le nez.

Il se retient de tousser.

Finalement, il tousse de façon retenue et sourit, les yeux pleins de larmes.

Ses nouveaux amis s’amusent de le voir ainsi. Il tousse à nouveau, tout le monde rit de bon cœur.

- Et oui, c’est ça le kif ! Tiens bois du thé, il faut boire quand on fume ! Tiens, bois ça va passer.

- Merci.

Pierre bois.

- Ça va mieux ?

- Oui très bien merci.

La pipe se remet à tourner. Tout le monde fume sans retenue.

On dirait qu’elle ne va pas s’arrêter de fumer.

Elle tourne aussi vite que les verres se remplissent et se vident.

Tout le monde fume, parle rit, épluche des figues pour Pierre.

Au bout de quelques minutes, tout le monde est beaucoup plus calme.

Un nuage passe devant le soleil, le camion de tout à l’heure passe à son tour.

On dirait que le temps à tourné une page.

Le vent de la montagne se fait un peu plus frais, ou peut être est ce l’effet du kif ?

Tout le monde est tiré de ses rêves.

- Les amis, je dois partir maintenant.

- Tu vas à Chefchaouen ? demande un garçon.

- Oui en effet.

- Alors je vais avec toi. Mon nom, c’est Ahmed.

- Ok, pas de problèmes.

- Alors partons maintenant.

Ils montent dans la voiture et s’engagent sur la route non sans avoir chaleureusement salué le petit groupe pour le thé et les pipes.

Ils ont refusé l’argent pour les figues, alors, Pierre leur a donné un paquet de cigarette d’Angleterre.

En échange, un garçon lui a donné la pipe et un petit paquet de tabac odorant qui appartenait à l’origine à Ahmed.

Ce dernier n’a rien dit.

La route qui mène à Chaouen est sinueuse et s’enfonce entre les pins sylvestres et les oliviers.

Régulièrement, une coulée de terre ou un éboulement oblige Pierre à des coups de volants pour éviter de terminer le voyage sur le toit.

- C’est bon les figues de barbarie, dit Pierre pour rompre le silence qui s’est installé dans le véhicule depuis qu’ils sont partis.

Ahmed a l’air soucieux.

- Nous, on appelle ça "Indi" ou « Kamouss ansara » répond Ahmed. C’est bon mais il ne faut pas en abuser parce que sinon tu ne peux plus…

- Tu ne peux plus quoi ?

- Rien.

- Ah ! Ça constipe !

- Oui. Répond Ahmed gêné.

- Dis moi tu parles bien le Français pour quelqu’un d’ici.

- Moi, je suis Fassi. Je viens de Fès, tu sais nous, les Fassis, on parle bien le Français parce que les français sont restés longtemps chez nous, les français sont gentils, moi, j’ai deux frères en France, à Marseille et à Lyon. Ils sont mariés avec des françaises, ils sont contents. La France, c’est mieux que le Maroc.

- Tu crois ? répond Pierre avec une moue qui insinue qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec Ahmed.

- J’en suis sûr ! Répond Ahmed l’air de quelqu’un qui a bien étudié la question. La France, c’est la liberté, un pays très riche.

- Ça ne veut pas dire grand-chose. La France est un pays riche, peut être aussi un pays pour les riches… D’autre part, la « liberté » comme tu dis, implique de nombreuses obligations.

- Lesquelles ?

- Et bien, par exemple, respecter les règles, travailler, payer ses impôts, son loyer, ses factures…

« Finalement la liberté se paye, se dit Pierre. »

- Oui mais si tu ne travailles pas en France, l’état te donne de l’argent.

- C’est vrai, mais peu, et puis ce n’est pas le but d’une vie que de vivre mendiant de l’état. Beaucoup de gens chez nous n’ont pas les moyens de vivre correctement, ont froid l’hiver, faim, peur du lendemain, même avec la charité de l’état. Il y a beaucoup de frais, la vie est dure en France.

- Ici aussi la vie est dure.

- Surement mais elle parait plus simple, de toute façon la vie est dure partout je crois, ça dépend de ce que l’on attend d’elle.

- Qu’est ce qu’on peut attendre de la vie si l’on n’a pas de liberté ?

- La santé, l’amitié, l’amour.

- C’est vrai répond Ahmed, mais avec la liberté et l’argent c’est mieux ! Déclare-t-il comme un point final au chapitre.

- Si tu veux. Consent Pierre en rétrogradant.

- Moi, je veux aller en Espagne et puis après en France. Je travaillerais et j’aurais une femme française et des enfants "Inch’Allah".

- Je souhaite que tes rêves se réalisent Ahmed. Mais laisses moi croire que quand tu seras en France, dans la réalité de la vie d’un banlieusard, tu regretteras tes oliviers et les verres de thé partagés avec tes mais.

- Non, je ne crois pas, dit Ahmed.

Son regard se perd dans le paysage.

Ils sont noirs et brillants de jeunesse, de passion et d’espoir.

C’est dommage de ne pas croire en son pays, sa terre, sa chance.

Ahmed doit avoir 19 ou 20 ans.

Il est très beau, un visage fin, de belles lèvres, une belle forme d’yeux, le visage lisse sans marque d’acné, de beaux sourcils qui battent comme des oiseaux.

Il est habillé des pieds à la tête de faux Dolce et Cabana.

Il regarde l’heure sur son Nokia.

- Dans une demi-heure, c’est l’heure de la prière. Nous serons à Chaouen d’ici là. Tu entendras comme c’est beau l’appel des muezzins. Chefchaouen est réputé pour la qualité de voix des appelants.


Moins d’un quart d’heure plus tard.

Ils sont maintenant au rond point de l’oued.

Devant eux, la route part à droite pour Ouazzane et tout droit, la grande montée pour Chefchaouen.

Un grand bus aux couleurs jaunes-beige de « l’idéal » quitte son arrêt après avoir déversé un flux de passagers au carrefour.

Les hommes sont habillés à l’occidentale avec des pantalons et des vestes de costumes.

Les femmes sont en costume traditionnel de Chaouen.

Elles sont parées d’une couverture autour de la taille, un chapeau à pompon sur les cheveux voilés.

Elles ont de grand panier à légume vide au bras.

Des petites dames bien rondes et écrasées.

De vraies rurale comme on en voit plus en France depuis les années 80.

On sent que c’est la rudesse de la vie aux champs qui a forgé le corps de ces petites femmes trapues et robustes. Elles ont toutes l’air âgées, même les jeunes, elles ont les joues bien rouges et le visage tanné.

Pierre se surprend en pleine scène de voyeurisme touristique.

Il pose sur elles un regard appuyé et interrogatif.

En son fort intérieur, son regard le dérange, surtout lorsqu’une des femmes lui renvoie son regard avec un gros point d’interrogation.

« Tu veux ma photo ? » semble-t-elle lui dire.

Pierre est gêné. Il détourne rapidement les yeux.

- Double, double ! Crie Ahmed, ce qui tire Pierre de ses pensées. Double sinon on va rester derrière lui jusqu’en haut. La route est dangereuse, il ne faut pas essayer de doubler le bus après. C’est maintenant ou jamais.

Pierre actionne son clignotant et commence à doubler le bus quand un taxi arrive toutes voiles dehors, il klaxonne furieusement et double la Renault sur une troisième voie improvisée, crée spécialement pour l’événement.

Une roue sur le bitume, l’autre sur la terre du chemin des baudets et des marcheurs, le taxi envoie à sa suite une poussière rougeâtre et une pluie de petits graviers.

A l’arrière du taxi, les passagers sourient en direction de Pierre. Ils ont l’air bien ravis du coup de volant du chauffeur. Certains lui font des coucous amicaux, d’autres sortent rapidement leurs tètes par les fenêtres et du bout de leurs bras tendus, ils agitent des petits paquets en direction de Pierre.

- Qu’est ce qu’ils veulent ? demande Pierre.

- Te vendre du hachich pardi, tu sors d’où toi ? Tu viens à Chaouen mais je crois que tu ne sais pas trop ou tu mets les pieds. Tu n’es pas au bout de tes surprises.

- C’est vrai, je ne sais rien, qu’est ce que tu veux, je suis un tourisme moi ! S’exclame Pierre dans un sourire éclatant de naïveté.

- Méfie-toi quand même de ne pas te laisser embarquer par un faux guide quand nous serons au village.

- D’accord.


L’arrivée à Chefchaouen est un enchantement.

Sur le coté droit de la route, se trouvent deux vieilles machines à la retraite. Elles ont de gros rouleaux, ce sont sans doute des vestiges de celles à qui l’on doit la route. Elles sont très vieilles, on dirait qu’elles sont à vapeur.

Quelques jeunes ont élu leur « quartier général » sur ces machines d’un autre temps et y tiennent conseil.

Les petits, en bas, les regardent envieux.

Les maisons du village sont éclatantes de blancheur et sont arrosées petit à petit par une belle couleur rose bonbon. Le soleil se couche lentement sur la ville. Le ciel baigne la vallée d’une teinte rougeoyante, déjà, dans les rues, se pressent les fidèles qui se rendent à leurs mosquées respectives.

« Allah Akbar, Allah Akbar. A chadou Allah ilah la illalah, A chadou Allah Mohamed a rasoullah, la ilah la illalah … »

La voix d’un muezzin accueille Pierre et son passager à la sortie du véhicule.

C’est beau.

Un silence divin que peignent les voix s’installe sur la ville.

Place Bâb el Souk,

Chacun se dirige vers son lieu de prière favori.

Les appels se rependent sur la ville comme l’ombre dans les ruelles. On dirait qu’il y a un concours d’élégance entre les muezzins, on dirait que dieu lui-même descend sur la ville.

L’appel s’étend sur la ville comme une grande vague fraiche et retombe en silence, laissant chacun dans ses pensées, ses espoirs, sa croyance et sa foi en dieu.

Pierre est là, on dirait qu’il s’est lavé la tête, les oreilles, les yeux.

Il est là, au bord de la rue et il se sent présent.

Ça y est, il y est, il sent qu’il est ailleurs, cette ambiance…

Enfin.

Pour un peu, il regretterait de ne pas être musulman pour suivre le mouvement général.

La voiture est garée sous la pancarte en japonais d’un hôtel. « Hôtel GOA ».

Pierre décide qu’il dormira dans cet hôtel.

- Je dois aller prier à la mosquée et voir mon père, on se reverra si tu veux.

- D’accord, demain, je dormirai dans cet hôtel cette nuit je crois.

- C’est bien, alors à demain.

- A demain Ahmed !

- Il ne faut pas acheter avec lui, il n’est pas de Bâb Souk ! déclare avec arrogance un individu au physique louche qui s’approche de Pierre.

Il doit avoir une bonne trentaine d’années, c’est difficile à juger.

Son visage est marqué, il est mal rasé, très maigre.

Ses dents sont noires et ses yeux brillants de cupidité, on dirait un toxicomane en manque.

- Acheter quoi ?

- Caramelo ! Hachich pardi ! Caramelo ! Moi, je m’appelle Hussein, dit-il en tendant une main molle à Pierre, avec moi tu peux trouver la meilleure qualité de Chaouen. Où est ce que tu vas ?

- A cet hôtel là.

- Bien, suis-moi, je vais t’amener à un meilleur hôtel.

- Non merci, j’ai déjà choisi.

- Ah bon tu vas à Goa ?

- Oui pourquoi ?

- Rien, heu… C’est fermé. Il n’y a personne… L’hôtel Goa, il n’existe pas.

- Ah bon ? Et la pancarte là ?

- Ah ça ? Ce n’est rien.

Comment nier l’existence d’une pancarte ?

- Ah bon ? Je vais voir quand même, ça m’intrigue cet hôtel fantôme annoncé par une pancarte qui n’existe pas.

- Non, viens avec moi, je connais un hôtel mieux et moins cher, insiste Hussein. En plus, c’est fermé Goa.

- Écoute-moi Hussein, tu as l’air d’un garçon sympathique mais tu commences un peu à me gonfler en fait. Regarde, moi je vais aller par là, et toi tu vas aller de l’autre coté d’accord ?

- Ça va, fait comme tu veux, aller salut.

Pierre s’engage sur la montée indiquée par le panneau en français et en Japonais.

Une ruelle s’ouvre, offrant en perspective une vue imprenable sur un grand bâtiment contemporain qui coiffe une montagne. « Trop moderne » se dit Pierre.

La ruelle part à droite.

Sur la gauche, la nature est aux portes de la ville.

De nombreux carrés de béton blanchis à la chaux sont éparpillés sur les flancs de la montagne. Au milieu de ceux-ci, sont disposés harmonieusement et intentionnellement, des sacs plastiques et des poubelles disposés là avec gout.

Les carrés blancs sont en fait des tombes creusées là á la hâte après une épidémie de peste qui ravageât la ville.

Les morts furent si nombreux, paraît-il, que les corps furent ensevelis à la va-vite et au plus près apprendra-t-il plus tard.

Une nouvelle pancarte encourage l’éventuel client de l’hôtel à s’enfoncer plus avant dans la ruelle.

La ruelle tourne à gauche.

A ce moment, Pierre semble tomber dans un rêve de pâtissier.

Des maisons de guimauve, de meringue, de crème, des formes et des couleurs rondes du bleu ciel, du blanc immaculé… Le sol est recouvert de chaux blanche on dirait un sol en sucre.

Des plantes grimpantes partent à l’assaut d’une façade.

La rue est extrêmement propre, on croirait l’intérieur d’une cour privée, presque l’intérieur d’une maison en plus elle se termine en cul de sac quelques mètres plus loin.

Sur la droite, l’enseigne de l’hôtel Goa se balance doucement au dessus d’une porte extrêmement décorée de centaines de petites formes géométriques peintes d’ocre de rouge de vert et d’or.

La porte est entrouverte.

« Pour un hôtel fermé il a l’air plutôt ouvert » se dit Pierre.

A peine à t’il le temps de penser cela que deux formes marron à quatre pattes s’engouffrent à toute allure dans la porte, le bousculant un peu au passage, suivies de la maitresse des chiennes et du lieu.

- Je vous ai vu quand j’étais sur la montagne. Je suis sortie pour aérer les chiennes, je m’appelle Valérie.

Ils se serrent la main. Valérie est une grande blonde avec un bel accent des montâgnes.

- Bonjour Valérie, je suis Pierre, je souhaiterais loger chez vous si vous avez de la place.

- Bien sur, entrez.

Dans l’accueil, un ordinateur avec comme écran de veille la sympathique tête de Shiva.

Le sol est carrelé de terre rouge, les murs sont peints en rose.

- Vous voulez un thé ? demande Valérie.

- Oui avec plaisir.

- Entrez, montez au salon, installez vous.

Pierre s’exécute et s’installe sur une très confortable banquette recouverte d’un tissage arc en ciel.

Aux murs, des batiks indiens représentent Ganesh et Kali. La pièce est peu éclairée et un grand meuble occupe toute la surface d’un pan de mur.

- On m’a dit que l’hôtel était fermé.

- Ah bon ? Oui, ça arrive, nous avons quelques bons amis.

- Et bien vous avez un bon ami qui s’appelle Hussein.

- Hussein ? Ah bon ? C’est amusant.

- Pourquoi ?

- Hussein vient à l’instant de me dire qu’il venait de m’envoyer un client. Il cherchait une petite commission.

- Et bien vous ne devriez pas lui donner.

- Je n’en avais pas l’intention.

Le thé est délicieux, chaud et gouteux, mentholé, bien sucré, voluptueux, l’image même de la ville, de l’hôtel, sympathique comme Valérie.

- Nous sommes Suisses déclare Valérie. Mon mari et moi, avons acheté cette maison il y a plusieurs années pour la beauté du lieu.

- Comme je vous comprends.

- Nous avions à cette époque un ami marocain, c’est lui qui nous a trouvé le lieu, c’est lui qui a eut l’idée de l’hôtel. Lui est en Suisse maintenant, il ne peut pas revenir ici à cause de quelques histoires… Par le fait des événements, nous nous sommes retrouvé à travailler ici, un peu, au début… Maintenant, nous sommes là à temps plein, c’est ça ou la fermeture de l’hôtel. Le problème c’est qu’avec tout le commerce du hachich… Un hôtel, sans responsable vigilent, ça peu vite tourner à la catastrophe.

- Oui je vois.

- On fait partie des plus anciens expatriés de Chaouen, mais ça va, on ne se plaint pas, mise à part les faux guides, ici on n’a pas de problème, les gens sont gentils, Chaouen, c’est tranquille.

La fenêtre du salon donne sur la cour intérieure de la maison des voisins qui hurlent sur leurs enfants.

- « Ayoub, Ayoub, Ayoub, Ayoub… !

Hurle la mère du petit garçon qui reste sourd aux hurlements répétés sans pause.

- « Ayoub, Ayoub… ! » Ayoub arrive.

Sa mère lui dit quelques mots déversés en flot et en berbère.

Une seconde plus tard, elle lui flanque une paire de gifles retentissantes, Pierre en a mal aux joues.

Pourquoi une telle baffe ?

Ça, il n’y a qu’Ayoub qui le sait.

Pierre s’installe au troisième étage de l’hôtel.

Il apprendra plus tard que le troisième étage n’existe pas.

Il est juste sous le toit terrasse.

La nuit est tombée sur Chefchaouen et depuis le toit, on domine la médina.

La ville est blanche et bleue éclairée par les réverbères publics et les commerces encore ouverts, quasiment toutes les maisons ont le toit en terrasse.

Des volutes de fumée sorties des grills s’élève dans le ciel et ajoute à l’atmosphère une réalité troublante d’odeurs de repas au mouton, poissons, tagines.

Ce soir à Chaouen, on va bien manger.

Toutes les odeurs mélangées ouvrent l’appétit de Pierre.

Il descend de son perchoir pour reprendre pied dans la réalité.

Depuis la terrasse, il a vu un petit restaurant populaire pas très loin de là, place Bâb el Souk, là ou il a garé sa voiture. Il décide d’y aller.

Chez Amigo, un tout petit restaurant.

Dedans, un grand bonhomme avec un visage amical, moustachu et dodu, l’air sympathique.

Il est occupé à couper des légumes dans sa mini cuisine.

Le restaurant ne mesure pas plus de 16 mètres carrés avec une petite terrasse de cinq tables.

Il y règne une ambiance calme et une odeur de cuisine comme chez mémé.

Pierre commande, en le montrant du doigt, un tagine kefta et œufs avec des frites ainsi qu’un grand verre de thé.

Mon amigo lui sert le thé dans un grand verre.

Dans cette partie du Maroc, on ne sert pas le thé moussu dans un petit verre comme ailleurs, ici c’est 25 centilitre de thé avec un beau paquet de menthe dedans. Les feuilles de thé vert parfaitement réhydratées contrastent avec le vert tendre du bouquet de menthe enfoncé par le dessus et qui permet de faire filtre.

Le grand verre est chaud et enchante les sens, un grand verre de paradis.

Le tagine arrive, bouillonnant dans son plat en terre. L’odeur du cumin domine tout. Le patron à l’attention de donner des couverts à Pierre. Il semble prendre des égards particuliers pour ce nouveau client.

- « Bsaha, bsaha » répète-t-il plusieurs fois.

- Merci, lui répond Pierre qui décide de manger avec les doigts car c’est ainsi que tout le monde fait.

Il regarde les autres tables pour trouver la technique.

En regardant bien, il s’aperçoit qu’en fait, les gens mangent avec du pain et le bout des doigts du pouce de l’index et du majeur.

Il se brule un peu au début et s’aperçoit avec intérêt que les doigts supportent moins bien la chaleur que la bouche.

Le patron le scrute avec intérêt et amusement, il semble attendre l’approbation de Pierre avec un brin de trac.

Comment ne pas se laisser charmer par des vraies frites maison bien cuites et croustillantes, un vrai pain avec du goût et de la tenue, une assiette de légumes du jardin (ceux-ci n’ont pas deux milles kilomètres de camion et trois mois de chambre froide) , la viande d’un mouton tué depuis peu, une sauce faite avec des tomates et non pas des boites, tout, tout est vrai et parfait.

- C’est délicieux ! Dit Pierre en lui montrant son pouce en l’air avec un bon sourire, muy bueno !

Pas besoin de se forcer pour un tel sourire.

- Bsaha ! lui répond l’homme.

Rassuré, il reprend consciencieusement l’épluchage de ses légumes.

Un enfant entre dans le restaurant, salue les clients, bois un grand verre d’eau au robinet de la salle, et ressort en criant à l’intention de ses copains. Eux sont occupés a déguster de gros beignets gras que la pâtisserie (voisine du restaurant) vend attachés ensemble par une ficelle ou emballés dans une feuille de papier journal dégoulinant de graisse.

Hussein se place à quelques pas du restaurant bien en vue de Pierre et de dévidage avec envie.

Il semble en prendre possession de ses yeux de junkie.

Pierre fait mine de ne pas le voir.

- « Ce gars là » se dit-il « Ce n’est pas la meilleure rencontre que je peux faire ici »

Il termine son repas par un grand jus d’orange pressé puis se lève et débarrasse sa table comme il a vu faire d’autres clients.

Ceci évite à Amigo de faire des exercices de contorsionniste pour sortir de sa petite cuisine.

Il paye son repas à trente cinq dirhams et ressort du restaurant.

- Tu viens avec moi ? lui demande Hussein.

- Non, je suis fatigué, je rentre dormir a l’hôtel fermé. Lui rappelle-t-il gentiment mais avec fermeté.

Puis il le plante là sans plus d’effet. Hussein a perdu sa soirée à traquer un gibier peu manipulable.

Pierre monte sur la terrasse de l’hôtel pour fumer en regardant la ville éclairée.

Il fait bon et les odeurs de cuisine et de viande grillées sont toujours dans l’air.

Le grand hôtel en haut de la montagne semble moins volumineux et est élégamment éclairé.

Il domine la ville étincelante de milles feux électriques.

Éclairée, Pierre prend conscience de la grandeur de celle-ci.

Au loin, il aperçoit les hameaux en petites taches lumineuses dans la nuit noire.

Il n’y a pas encore de lune.

Voilà, Pierre à passé sa première journée au Maroc.

Il n’a qu’un seul regret, celui de ne pas être venu plus tôt…


Après un petit déjeuner au café au lait, jus d’oranges, pain chaud, vache qui rit, confiture d’orange, olives, huile, amlou, fruits et œufs sur le plat… difficile de ne pas se caler au rythme tranquille qu’impose une première vraie journée de vacances.

La matinée est bien avancée et Pierre se motive à sortir de l’hôtel pour visiter la ville.

Il s’allume une cigarette et sort de l’hôtel.

Ahmed l’attend assis sur un rocher à la sortie de la ruelle.

- Salam’ou’allikoum Pierre. Comment vas-tu ? as-tu bien dormi ?

- Oui merci et toi, comment vas tu ?

- Amdoullah, je vais bien. Est-ce que tu veux déjeuner ?

- Non je sors de table, je suis repu. J’ai mangé plus que de raison mais c’était tellement bon.

- Amdoullah.

- Promenons nous un peu, j’aimerais visiter la ville. Marcher me fera du bien, ça va m’aider à digérer j’espère.

- Bonne idée.

Ahmed semble être né avec un sourire aux lèvres.

Ils pénètrent dans la médina par Bâb el souk, littéralement la porte du marché.

Le matin est bien avancé maintenant, mais les vendeuses installées ne sont pas toutes parties.

Une femme en costume traditionnel se tient devant une grosse caisse de légumes. Devant elle, mon amigo fait des emplettes pour son petit restaurant.

Une autre femme propose une grande variété d’herbes aromatiques, laurier, thym, romarin, origan, menthe en grosses bottes, basilic, persil, coriandre… La rue est embaumée par la présence de toutes ces plantes odorantes.

Une fois engagés dans la médina, une grande possibilité d’itinéraires se présente aux visiteurs.

Les ruelles partent dans tous les sens, montent, descendent, à gauche, à droite.

Elles s’enfoncent entre et sous les maisons.

Des escaliers à couper le souffle proposent aux téméraires une ascension directe pour les parties les plus hautes de la ville.

Ils s’engagent sur la voie la plus plate pour ménager l’estomac de Pierre.

Au milieu de la ville, un grand escalier s’étire comme une cicatrice entre les maisons.

Deux hommes en âge habillés de la traditionnelle djellaba remontée au dessus des genoux et tenue par une main, avancent avec conviction tout en discutant dans les escaliers qu’ils montent avec un pas sur et bien rapide. Ils semblent marcher dans cette escalade comme dans un chemin sans relief, avec légèreté et sans effort visible.

L’architecture du lieu met Pierre dans un état second. Il mitraille de son numérique les formes organiques des constructions lissées par des décennies et des décennies de chaux étalées par les habitants.

Il est littéralement envouté par les nuances de blancs et de bleus qui l’emportent dans des rêveries cotonneuses.

Les façades ornées, recouvertes de 10 à 15 centimètres de chaux, gardent encore les marques des formes saillantes qu’elles avaient lors de leurs constructions.

Comme habillées de chaux, leurs volumes se sont arrondis, les maisons semblent maternelles, douces.

Le soleil déjà bien installé dans le ciel marocain, baigne Chaouen d’une lumière généreuse.

Les ruelles sont bien éclairées. Elles sont tellement blanches, qu’il est difficile de ne pas plisser les yeux devant certaines maisons irradiées de bas en haut par des reflets éblouissants.

Les commerçants ouvrent tranquillement leurs échoppes et installent nonchalamment leurs travaux artisanaux contre les murs immaculés de la petite cité rifaine.

Un nuage de kif remonte tranquillement la ruelle. Il est porté par un petit courant d’air frais flânant, lui aussi, dans le labyrinthe Chaouani.

Pièces par pièces, les murs se parent de couleurs vives.

Les rouges, les bleus, les verts des travaux des tisseurs apparaissent à tous les coins de rues.

Des couvertures au ton vert vif se dégradant sur des tons allant du vert tendre au blanc, ainsi que d’autres sur des tons bleus profonds, rouges, orange et terre de sienne, égayent les rues et les impasses.

Le cliquetis incessant des métiers à tisser égrainent les secondes.

La navette vire et vole régulièrement pendant que le balancement du peigne façonne millimètres après millimètres un motif déjà réalisé ans la tête de l’artisan.

De jeunes garçons déroulent de grosses pelotes de laines filées de toutes les couleurs, et préparent des navettes de réserve pour le tisseur.

Dans un autre atelier, un homme aux mains fines et agiles prépare des fils de trame sur un métier antique qui occupe la quasi totalité de l’espace de la petite pièce ou il est installé. Les murs vieillis par le temps sont recouverts de poussières de laine qui offrent à l’œil des nuances subtiles de couleurs fondues.

Un parfum de bois chaud s’échappe d’un atelier ou un homme est occupé à un tour à bois qu’il actionne avec ses pieds. Il façonne de drôles de cuillères.

- En bois de citronnier, précise Ahmed.

Ici et là, des vendeurs de couleur en pigments, d’autres d’épices, disposent d’habiles tas en formes de cônes, ainsi que des plateaux garnis de dattes, amandes, et autres fruits secs.

Les pharmacies traditionnelles aux murs couverts d’une infinité de boites et de pots, proposent des remèdes pour toutes les maladies, avec plus ou moins de réussite, ainsi que des encens, hennés, racines, teintures, savons, graines et pierres d’alein…

Les femmes descendent à la fontaine pour y puiser l’eau.

Toutes les femmes portent un foulard qui leur couvre la tête. Seules les filles arborent des cheveux défaits ou coiffés avec élégance, elles sont rares.

Les hommes portent la djellaba, les garçons le jean et des sweet-shirts de copies de marques ou des vestes de jogging.

Deux générations, deux styles, entre tradition et modernité.

Les vieux, occupés à rempli leurs pipes de kif et boire du thé, discutent de la récolte à venir, des problèmes de pluie qui ne vient pas, et de la qualité de la laine pour obtenir les plus belles djellabas pour la fête.

Une odeur d’huile chaude s’élève dans un coin de la maison ou l’on entend les femmes parler et rire.

- Elles préparent des gâteaux pour un mariage déclare Ahmed.

Au même instant, une jeune femme sort précipitamment de la maison et, voyant Pierre, elle baisse la tête et d’un bond (de gazelle), elle retourne dans la maison à la vitesse d’un voleur surpris dans son méfait.

Les enfants crient et courent dans la rue à la poursuite d’un petit véhicule de marque japonaise choisi car juste assez large pour se faufiler entre les ruelles étroites du quartier.

Pierre ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec Saorge, dans les Alpes-Maritimes, la vallée de la Roya.

Ce village a beaucoup de point communs avec Chefchaouen, et pas seulement sa population de consommateur « d’herbe des hommes ».

Ses ruelles y sont étroites, un encombrement de porches, d’escaliers, de maisons empilées les unes sur les autres autour d’une placette, des passages réduits.

On ne peut pas rentrer en voiture dans Saorge, ni dans Chefchaouen.

Deux villages accrochés au versant d’une montagne, chacun de son coté de la méditerranée.

Quelques accès, des fontaines, des lavoirs, des oliviers, des escaliers, une architecture qui ne laisse pas indifférent.

Deux populations, différentes et pourtant semblable. Aujourd’hui Saorge est un village touristique et résidentiel de fin de semaine. Il ne reste presque plus de commerce, d’activité. Il y a bien un grand bâtiment moderne comme Chefchaouen, mais ce n’est pas un hôtel, c’est une maison de retraite.

D’un coté la vie dans la rue, la course au tourisme, de l’autre en France on s’est résigné à des activités bridées, à faire des villages de montagne des mouroirs.

Au bout de quelques ruelles, Pierre et Ahmed arrivent sur la place « Haouté Hammam ».

Là, devant la muraille de « l’Alcazaba » et de la grande mosquée au minaret octogonal, se trouve une place pavée d’une grande fresque géométrique, où s’étalent, cote à cote, des restaurants à touristes aux tables collées les unes aux autres, les arbres sont peints à la chaux sur leurs bases.

Sur une des terrasses, un touriste est concentré sur la rédaction de l’inévitable corvée de cartes postales destinées sans doute à ses amis ou à sa famille, quand, sur un arbre, un chat en équilibre au bout d’une branche se concentre à l’affut d’un insecte.

Hasardeux, le chat s’élance bondissant sur sa proie et loupe son insecte.

Il tente de se rattraper mais glisse, se rattrape du bout des griffes, lâche prise et atterrit toutes griffes dehors sur la tête du pauvre touriste qui bouscule son verre et noie ses cartes postales dans le jus d’orange de son temps calme.

Le patron surgit un chiffon à la main et tente à grand coup de chasser le chat de la tête de son client pendant que le touriste, traumatisé par son retour à la réalité un peu brutal reste pétrifié par les événements qui se sont déroulés en quelques secondes.

Le chat fuit, finissant de bousculer dans son dérapage tout ce qu’il y a sur la table.

Le café au lait, le verre de jus d’orange renversé, les cartes postales, le téléphone mobile, le stylo et la sacoche banane du client baignent désormais dans un jus marron-orangé du plus bel effet.

Le temps s’arrête.

Tous observent avec angoisse le reste du champ de bataille.

Le touriste s’esbroufe la tête, déjà le chat est loin.

Des restaurants voisins, les serveurs arrivent, débarrassent et nettoient la table en un tournemain.

Le patron du restaurant se noie en confusions et en excuses.

Le touriste sourit.

Toute la place part d’un grand éclat de rire, les gens viennent à la table du malheureux, l’embrassent, lui caressent la tête.

En quelques minutes, ce sont cinq puis six verres de jus d’orange et autant de café au lait qui envahissent la table et toujours des sourires amicaux et complices.

- Trop dangereux comme coin pour un café. Dit Pierre en riant. Trouvons-nous un autre endroit sans arbres et sans chats.

Au sortir d’une ruelle, ils découvrent une placette qui semble un concentré du village.

Sous une tonnelle qui embaume le jasmin un serveur est en train d’installer des tables et quelques chaises en terrasse qu’il dispose dossier contre le mur.

- Installons-nous ici si tu veux. Dit Ahmed.

Sur cette petite place ombragée et discrète, un artisan qui travaille sur son métier, un coiffeur, un vendeur d’épices et une petite épicerie, créent l’animation.

Les clients de l’épicerie attendent leur tour devant un comptoir qui ferme la porte.

Un des clients de la boutique se retourne, dévisage Pierre et fonce en direction de la table.

A son allure, Pierre reconnait le style faux guide.

- C’est toi qui es à Goa ?

- Les nouvelles vont vite ! Répond Pierre à l’intention d’Ahmed.

- Tu cherches quelque chose ? Dit l’autre avec un sous-entendu non dissimulé.

- Pourquoi ? T’es de la police ? Demande Pierre du tac au tac.

Cette phrase reflexe, laisse le faux guide sans voix. Le mot police est de trop et il allume une lueur dans le regard du jeune homme.

Visiblement ce dernier ne saisit pas le sens de cette formule toute faite. Aussitôt, son visage vire au blanc et l’individu disparait comme par enchantement.

- Tu l’as bien fait fuir ! s’exclame Ahmed avec joie.

- Qu’est ce que j’ai fait ?

- Tu as dit police et tu as dut lui rappeler de mauvais souvenirs. Si un jour quelqu’un te cherches des problèmes, tu n’as qu’à appeler la police. C’est un mot magique pour les touristes. Les policiers, ici, ce ne sont pas des rigolos. Ils ont le bâton facile, et les prisons du Maroc, ce n’est pas l’idéal. Ici tout le monde connait tout le monde, c’est un village, toi, quand tu parles à quelqu’un, tu ne sais pas à qui tu parles, mais les gens, eux, ils savent bien avec qui tu es et pourquoi. C’est impossible de garder un secret au Maroc. Ne te fais pas d’illusion, tout se sait.

Ahmed commande deux boissons au serveur. Il reprend.

- Tu peux avoir des preuves de ce que je dis tous les jours. Ici les gens parlent, même si ce qu’ils disent n’est pas forcement vrai… Les policiers, ils connaissent tout le monde, surtout les faux guides, d’un coté ils les laissent tranquille parce que c’est le rif et la tradition du hachich est bien ancrée, ça fait partie de la tradition, de l’autre si un guide ne se comporte pas bien, ils sont sans pitié, surtout avec les junkies… Tu vois le gars en gris à l’épicerie ?

- Oui.

- Et bien c’est un policier en civil.

- D’accord, je retiens tes conseils, merci de tes explications.

- De rien, ça me fait plaisir de t’aider, on est des amis n’est ce pas ?

- Oui c’est possible.

- Tu en doutes ?

- Non, mais tu sais, en France, le mot ami est utilisé avec parcimonie. Ma grand mère disait souvent qu’un ami, c’est quelqu’un avec qui tu as mangé un kilo de sel.

- Qu’est ce qu’on est si on n’est pas des amis ? Et ça veut dire qui quelqu’un avec qui on a mangé un kilo de sel ?

- - Ça veut dire que c’est quelqu’un que tu connais bien, avec qui tu as mangé suffisamment de fois, donc discuté, passé du temps, jusqu'à manger un kilo de sel. C’est beaucoup de temps passé dans le partage, pour ça, ça ne peut être que quelqu’un avec qui tu te sens bien.

- Et nous alors ? On n’a jamais mangé ensemble. Qu’est ce qu’on est alors ?

Pierre sent qu’Ahmed est blessé de la réflexion qu’il lui a faite. Il est ému par ce qu’il peut lire dans les yeux de son... ami, oui, finalement.

- Nous sommes des amis Ahmed, dit pierre en lui posa la main sur l’épaule. Aussitôt le visage d’Ahmed s’éclaire de bonheur.

Ils boivent quelques minutes en silence. Ahmed reprend la discussion.

- Dis moi Pierre, es-tu déjà allé chez le coiffeur te faire raser ?

- Non j’ai un rasoir.

- Tu ne t’en sers pas souvent…

- En effet, je n’aime pas beaucoup ça, je trouve le contact du fer désagréable, je me rase quand je suis obligé, surtout, je me rase quand ça me pique.

- Tu devrais essayer, c’est très agréable de se faire raser, les coiffeurs sont très forts pour ça.

- J’ai un peu peur je dois t’avouer. J’imagine quelque fois le mec avec son coupe chou. Il est en train de raser et puis d’un coup il éternue et « Chtac ! » il te fait sauter l’oreille dans le lavabo. D’un seul coup, tu deviens Van-Gogh, souvenir du Maroc !

- Non mais ça n’est pas possible, comment tu peux avoir des idées pareilles ? Ahmed a les yeux exorbités.

- Mieux ! Le mec est fan de Ben-Laden et au moment ou t’es le plus cool, serviette chaude sur le visage, il t’ouvre la gorge comme un mouton à l’aïd !

- Ça alors, tu as de drôles d’idées ! dit Ahmed avec un air dégouté.

- Non je plaisante Ahmed, c’est une blague !

- Tous les musulmans ne sont pas des terroristes ! Ta blague me dérange, elle est malsaine, ce n’est pas drôle.

- Je n’ai jamais dit une telle chose. Je ne voulais pas te blesser, c’est une image qui m’est passée par la tête, comme ça, sans méchanceté. Tiens, pour me faire pardonner, je vais y aller chez ton coiffeur.

- Je ne veux pas te forcer.

- Non, pas de problème, ça me fera du bien. Un coup de rasoir, ça n’a jamais tué personne.

- Ça c’est ce que tu crois répond Ahmed avec un clin d’œil.

Quelques minutes et dirhams plus tard, Pierre ressort du coiffeur avec ses deux oreilles, tout frais rasé, coiffé court et parfumé.

- C’est vrai que c’est efficace, rapide et pas cher, dit Pierre tout frais à Ahmed.

- Tu es très beau comme ça Pierre, dit Ahmed. Finissons nos verres et allons faire un tour, je voudrais te monter la mosquée espagnole.

- Quoi ? une mosquée espagnole ? C’est un concept ?

- Non, l’endroit s’appelle comme ça parce que ce sont les espagnols, à l’époque, qui l’on construit il y a longtemps pour faire une tour de garde déguisée. Elle n’a jamais servi comme mosquée mais en attendant, elle existe quand même, c’est la haut ! Dit Ahmed en pointant son doigt sur une petite mosquée en haut d’une colline surplombant la vallée.

Ils terminent leurs sodas. Ahmed pose deux pièces sur la table.

- C’est vrai que la vue doit être imprenable de là haut.

Viens, on y va ! Annonce Ahmed entrainant Pierre par la main.

Pierre est surpris par ce geste, mais il a vu beaucoup de garçons et d’hommes se tenir par la main depuis son arrivée, il abandonne donc ce morceau de chair et d’os dans la main d’Ahmed comme si sa main ne faisait pas tout à fait partie de son corps.

Malgré tout, la main est toujours attachée à son bras, et lui-même à son corps, le tout est entrainé avec entrain par Ahmed.

Après avoir passé « Raz-el-Mah » et salué joyeusement les lavandières empourprées sous leurs voiles immaculés, ils s’engagent sur le chemin qui gravit la montagne en direction de la mosquée.

Des escaliers sont façonnés qui facilitent la tache.

Visiblement, la mosquée fait partie du circuit touristique.

Il ne faut pas très longtemps pour être en haut et admirer la vue qui embrasse toute la grande vallée.

Le soleil est chaud et le vent est sec.

- Au fond, là-bas, il y a Oued-Laou, un village avec une bonne argile. Les potiers de là-bas fabriquent de jolis plats ainsi que des tajines.

- Tu ferais un bon guide Ahmed.

- Je le fais pour toi seulement.

- Merci.

Ils s’assoient dans l’herbe.

Pierre sort la pipe de kif et le mélange à fumer.

Il prépare une pipe, l’allume, tire longuement dessus, avale la fumée et la garde un peu en lui. Il recrache l’air satisfait.

Il tire une seconde fois et envoie voler la petite boule incandescente.

Il prépare une autre pipe et la tend à Ahmed qui la fume, la termine et la rend à Pierre qui la range.

Ils s’allongent dans l’herbe rase.

Quelques touffes forment un agréable oreiller et ils restent silencieux, concentrés dans la contemplation du seul et unique nuage dans le ciel.

Les deux amis restent cote à cote, allongés dans l’herbe.

Pas besoin de mot pour meubler l’instant, la présence de l’un et de l’autre suffit à les rendre heureux.

Décontractés par la pipe, ils sont biens.

Unis par le sol, l’air, ils sombrent ensemble dans un état de relaxation proche du sommeil.

C’est un groupe d’espagnol aux voix aigues et portantes, tout en cris et en rires forcés qui les tirent de leur rêverie.

Ils sont ivres visiblement, et une armada de faux guides sont sur leurs talons.

Pierre reconnait Hussein et le faux guide de tout à l’heure ainsi que trois autres marocains le visage marqué par des paradis artificiels plus dangereux que la petite fumée de Castaneda.

- Partons, dit Ahmed.

Ils se lèvent ensemble et se dirigent vers le village.

Ahmed attrape la main de Pierre qui cette fois, recherche la chaleur de la main de son ami, un lien fort s’est crée entre eux.

Cette fois, la main que donne Pierre à Ahmed est bien vivante, et c’est avec conscience qu’il serre la main douce mais ferme qui lui est tendue.

- Demain, je vais partir à Fès car il faut que je voie ma mère, dit Ahmed.

- Si tu veux, je peux t’y accompagner, ainsi, j’avancerais un peu dans mon voyage, tu es un bon compagnon, j’aurais plaisir à faire la route avec toi.

- Oui c’est une bonne idée, mais pas question que tu ailles à l’hôtel, tu logeras chez moi, j’habite avec ma mère dans une vieille maison dans la médina de Fès, tu verras, c’est surprenant, et je suis sur que ça va te plaire. Maintenant, si tu veux, on pourrait aller manger un morceau. Je meure de faim, qu’est ce que tu veux manger ?

- Ça m’est égal, choisi, je te suis.

- Aujourd’hui c’est le jour du souk, il y a donc du poisson frais, on peut manger des sardines, grillées c’est délicieux et c’est moi qui t’invites.

- D’accord, allons pour les sardines.

Ils trouvent un petit restaurant.

Ahmed commande des sardines, du pain et de l’huile.

Ils sont assis côte à côte comme des spectateurs de la vie.

Le grill est dehors, et un cuisinier oxygène les braises avec un éventail.

Le grill fume abondamment et plonge la terrasse dans un brouillard à l’odeur d’écailles carbonisées.

Le serveur vient à leur table et pose une corbeille en plastique rose fluo dans laquelle se trouvent deux pains coupés en quatre. Une minute plus tard, il pose un plat made in china ou sont, bien rangées et cuites, une vingtaine de sardines. Le garçon part dans l’épicerie voisine et revient avec une bouteille d’eau minérale fraiche qu’il pose sur la table.

- Cette eau, dit Ahmed, c’est l’eau de Chefchaouen, la même que celle des fontaines, mais payante.

Ils rient.

Ahmed commande une bouteille de soda d’un litre.

Le serveur repart dans l’épicerie et revient avec la boisson.

Au début, Pierre s’évertue à éplucher les petits poissons pendant qu’Ahmed les englouti entièrement accompagnés de pain trempé dans la tomate et l’huile.

Pierre se décide à copier Ahmed et s’étouffe à moitié.

- Il faut bien mâcher pour écraser les os du poisson.

- On dit les arêtes.

- Pour ne pas que les arêtes t’arrêtes, il faut bien mâcher, s’esclaffe Ahmed amusé par la similitude des mots. Après, on pourrait descendre à l’oued pour se baigner.

- Tu crois que si l’on mange du poisson on nage mieux ? demande Pierre l’air le plus sérieux du monde.

- Tu te moque de moi ?

- Un peu.

A l’intérieur du restaurant, une télévision est allumée, et un groupe de jeunes adultes excités par un match de football poussent des hurlements, et tendent frénétiquement leurs mains vers l’écran ou s’agitent, sur un superbe carré vert tendre, deux douzaines de millionnaires en short, grandes chaussettes et tee-shirt frappés au nom d’un fabriquant célèbre de yaourt, et d’une ONG au logo profilé sur un fond de mappemonde.

Les spectateurs en transe s’agitent comme s’ils dirigeaient eux même les marionnettes numérotées, bourrées de produits dopant comme si, à la sortie de la rencontre, elles allaient s’inscrire pour le tour de France.

Les gladiateurs s’activent sur la surface marquée autour de laquelle s’affichent, sur des écrans hi-Tech, les noms des nouveaux dieux qui bénissent de leurs signes kabbalistiques le sacrifice de leurs corps transpirants, autour d’un seul et unique but absolu, féconder le carré fileté protégé par un cerbère aux mains gantées de peau de vache.

GOAL ! Se mettent-ils tous à hurler en se congratulant de grandes accolades et de baisers quand l’un des but est fécondé et qu’un million d’euro tombe dans l’escarcelle du numéro 12.

Au milieu de cette foule, un vendeur de cigarette tente tant bien que mal, de vendre à l’unité pour nourrir sa famille, ses petits bâtons empoisonnés pour un unique dirham.

Les poissons engloutis, Ahmed et Pierre vont récupérer la voiture qui est au parking.

Avant, ils vont a l’épicerie faire quelques emplettes.

- Achète quelques bonbons, il y a toujours des enfants à l’oued, ça leur fera plaisir, sinon ils ne nous lâcheront pas.

Le gardien du parking surgit de nulle part quand Pierre démarre.

- Bonjour, tu pars monsieur ? Lui demande-t-il.

- Oui mais juste une heure ou deux, je reviens.

- Tu veux que je garde la place pour toi.

- Si c’est possible, oui, ce serait gentil.

- Alors à tout à l’heure, bonne promenade.

- Merci, tu veux que je te paye ?

- Non, tu payeras plus tard, ce n’est pas grave.

- Je pars demain matin.

- Alors tu payeras demain matin.

- D’accord, salut.

- Salama.

Dans la rue, un énorme camion est arrêté au milieu de la voie de circulation. Il bouche tout le passage et des hommes sont occupés à décharger le véhicule.

Sur les sacs, portés à l’épaule, pierre lit qu’il s’agit de sucre en poudre.

- Il y en a pour un bataillon ! s’exclame t’il.

- Oui, c’est beaucoup de sucre. C’est comme ça toutes les semaines, entre le thé, les gâteaux, l’usage des familles… Les gens mangent beaucoup de sucre. Et encore, tu n’as pas vu la période du ramadan ! là, c’est deux parfois trois camions par semaine.

Rapidement, l’armée de fourmis humaines fait disparaitre le chargement dans une réserve.

Le gros camion démarre dans un nuage de fumée noire, et effectue un demi-tour au millimètre dans la ruelle encombrée, puis il s’engage à toute allure et forts coups de klaxon dans une descente vertigineuse.

Pierre tente bien de le suivre mais le chauffeur confiant dans la masse imposante de son véhicule fonce tambour battant dans la voie qu’il a choisi.

Même les taxis se garent.

« Voila le moyen de dominer les taxis, se dit Pierre, Être plus gros et sans frein »


Ils font quelques kilomètres avant de perdre totalement le camion de vue. Il est déjà au rond point de l’oued. Il a bien trois kilomètres d’avance sur eux. Déjà, il s’engage sur la route de Tétouan.

- Dis donc, ils vont très vite les camions ici !

- Oui c’est très dangereux, il y a souvent des accidents sur la route, il faut toujours se méfier des bus et des camions. Les camions parce qu’ils sont souvent surchargés ou mal entretenu, les bus parce qu’ils ont des horaires serrés à respecter. Dans un journal un jour, j’ai lu un article ou l’écrivain parlait des bus. Il les surnommait « les bœufs enragés », je trouve cette description très juste.

- Au moins, ça a le mérite d’être clair !

- Oui, ah, ah ! Tiens, gare toi là, nous allons continuer à pied. Dis-moi, j’ai pensé à ce que tu disais tout à l’heure à propos des poissons.

- Quoi ?

- Est-ce que tu crois qu’on nage mieux si l’on mange du poisson ?

- Non, je plaisantais. Remarque il y a une expression qui dit : on est ce que l’on mange.

- Tu ne crois pas qu’un peu de poisson entre en toi quand tu en mange ? Je veux dire, autre chose que juste de la viande de poisson, quelque chose de l’ordre de l’esprit du poisson ?

- Pourquoi pas, après tout…

- Et si l’on ne mange que du poisson. Tu crois qu’on devient un poisson ?

- Si l’on ne mange que du poisson ? Je crois surtout qu’on finit pas tomber malade et mourir.

- Bien sûr, parce que les poissons ne peuvent pas vivre hors de l’eau. Si l’on ne mange que du poisson, il faut aller vivre dans la mer.

- Comme les sirènes.

- Tu crois que les sirènes sont des femmes qui ont mangé trop de poisson ? Est-ce que ça existe vraiment les sirènes ?

- Non je ne crois pas, je pense que les sirènes, ça n’existe pas.

- Comment tu sais ça ?

- C’est des contes mythologiques, des histoires pour les enfants.

- Comment tu sais ça ? Tu en as déjà vu des sirènes toi ?

- Non je n’en ai jamais vu.

- Alors comment tu sais que ça n’existe pas si tu n’en a jamais vu ?

- C’est une bonne question à laquelle je ne peux pas te répondre malheureusement. Mais selon ta théorie dépêchons nous d’aller nous baigner avant d’avoir digéré l’âme des poissons.

- Oui, vite, suis moi c’est par là.

Ahmed est content car la théorie des poissons le conforte dans ses idées, ses pensées sont bien nettes, il est content que Pierre n’ait pas d’argument sérieux pour le contrarier.

La voiture garée à bonne distance de la troisième et quatrième voie de circulation à « apparition spontanée », ils s’engagent à pied dans un chemin de terre et de sable bien piétiné.

- Il n’y a pas beaucoup d’eau, fait remarquer Pierre.

- Il faut descendre un peu, plus loin, il y a un peu plus d’eau. Viens !

Les roseaux dépassent allégrement les trois mètres et les canas forment un épais rideau de végétation.

Seul le petit chemin est dégagé et serpente entre les plantes.

Ahmed s’enfonce confiant vers une destination qu’il connait depuis longtemps.

Il y a passé une grande partie de ses étés d’enfance.

Son père est né à Chefchaouen, sa mère elle, est née à Fès, deux villes, deux cultures, deux pays administrés différemment au temps du protectorat, deux façons de voir les choses.

Ses parents sont séparés depuis de nombreuses années. Les deux familles, au départ de la relation des parents d’Ahmed, avaient prévues le drame, mais ce que l’on nomme amour (ou hormones) en avait décidé autrement.

La mère d’Ahmed et son père se voyaient malgré l’interdiction des deux familles.

Les deux adolescents qu’ils étaient à l’époque ayant franchi le pas, la mère d’Ahmed se trouva enceinte de ses frères (nés jumeaux), le mariage fut célébré de manière forcée pour ne pas risquer la honte sur la famille de sa mère.

C’est donc par le pur produit des émulsions printanières que les jeunes amants étaient passés devant l’imam.

Les jeunes gens insouciants et désireux de cacher leurs aventures préconjugales avaient donc prêté serment devant l’assemblée restreinte des familles proches.

De cette union forcée entre les deux « Tourtereaux insouciants » étaient nés des jumeaux puis Ahmed et enfin un divorce.

La mère d’Ahmed répudiée avait quitté Chefchaouen pour retourner habiter chez son père ou elle allait endosser les responsabilités de sa mère, morte quelques semaines plus tôt.

Elle emporta avec elle ses enfants, car le père d’Ahmed eut tôt fait de se remarier selon la tradition, c’est à dire avec une femme qu’il n’aimait pas d’amour, mais que la famille avait choisi pour lui parmi les intérêts disponibles dans le petit bourg.

Il faut prendre en compte qu’à l’époque, Chefchaouen était perdu dans les montagnes, difficilement accessible.

Les mentalités étaient comme on peut les voir aujourd’hui, mais encore plus traditionnalistes et fermées, il n’y avait pas de télévision et, les rois de cette époque, n’était pas particulièrement copain avec cette région du Maroc.

Le Maroc et la zone du rif virent leurs frontières tracées et acceptées par les deux parties, France et Espagne en 1912. Avec la convention de Fès, le sultan reconnaitra le protectorat Français, il faudra encore que les deux pays s’entendent en révision de la convention de 1904 entendue entre l’Espagne et le Maroc.

L’Espagne conservera Sidi-Ifni (capitale du Sahara occidental) Tarfaya (base de l’aéropostale) et le rif.

En 1921, Abd-el-Krim (1880-1963), meneur des rifains, conduira sa tribu contre un poste militaire espagnol.

En résultera la mort de seize milles soldats situés aux portes de Melilla.

En 1925 les forces françaises dirigées par le maréchal Henri-Philippe Pétain et les espagnols se ligueront contre les rifains. C’est par le débarquement de Al Hoceima que les deux peuples alliés vaincront le 8 de septembre 1925. Abd-el-Krim s’exilera en 1926 à la Réunion jusqu’en 1947 ou il obtiendra un droit de résidence dans le sud de la France. Il s’échappera du bateau qui le ramenait en France et s’installera en Égypte

En 1936, le 18 juillet, date du début de la guerre civile espagnole, l’Espagne dispose d’une population de trente deux milles hommes sur le territoire marocain y compris les natifs.

En 1940, l’Allemagne victorieuse sur les français est autorisée par le gouvernement de Vichy d’utiliser le protectorat Marocain ceci durera jusqu’en novembre 1942, année du débarquement Américain au Maroc.

En 1944, les nationalistes marocains créent le parti « Istiqlal » qui gagne l’appui du sultan Mohamed V et de la majorité de la population mais la population berbère du rif (sous protectorat Espagnol, donc Franquiste) refuse de faire allégeance au sultan. Ils ne l’aideront pas.

Les espagnols occupent Tanger jusqu’en 1945.

En 1953, la France dépose et exile le sultan du Maroc.

Il reviendra en 1956 et fait reconnaitre l’indépendance de son pays tant par la France le 2 mars que par l’Espagne le 7 avril. Tarfaya repasse au Maroc en 1958.

Hassan II, fils de Mohamed V, est resté rancunier contre le choix des berbères et ils n’ont pas bénéficié, comme le reste du Maroc, des avancées sociales et économiques du pays, Hassan II ne s’est jamais rendu en visite officielle dans le Rif.

Il faudra attendre le Roi Mohamed VI pour constater un réchauffement des rapports entre le royaume et la région du Rif. La visite du roi à Chefchaouen reste un grand moment pour de nombreux Chaouani, surtout lorsque le roi se présenta vêtu de la traditionnelle djellaba.

On comprend ici que deux familles aux racines et aux amitiés culturelles bien distinctes, ne pouvaient pas se rapprocher même autour de la table de noce, beaucoup de chose les séparaient, la langue de l’occupant, les convictions politiques, la culture.

Le père d’Ahmed avait donc épousé une fille du village en secondes noces, et tout était rentré dans l’ordre, les noces avaient été fêtées cette fois avec tambours et trompettes, et une impressionnante lignée en avait découlé.

Voila pourquoi, depuis son enfance, Ahmed navigue entre Fès et Chefchaouen où il aide son père lors des vacances et des fêtes, en l’assistant au four dont il est le boulanger, pour allumer celui-ci et cuire les petites galettes de pain qui seront vendues dans les épiceries à un dirham, au four quatre-vingt centimes de dirham. (Soit 16 rials)

Une fois terminée la cuisson des pains destiné aux boutiques, il reste encore à enfourner les pains confectionnés par les familles, reconnaissables par diverses marques, ainsi que d’innombrables plaques de gâteaux et de tartes embaumées par les odeurs de fruits et de bois.

Ce travail est le plus pénible en période de fête, car il rallonge des heures au boulanger, c’est pourquoi Ahmed vient travailler au four qu’il faut réalimenter régulièrement, car les cuissons peuvent s’étendre sur 10 ou 12 heures en enfournant et défournant sans cesse, et surveiller le tas de bois dehors en réserve, car quelques voisins mal intentionnés ne se gênent pas pour prélever autoritairement une dime pour alimenter leur propre fainéantise.

Le père d’Ahmed aurait voulu que, dès l’enfance les deux jumeaux (Ahmed était encore trop petit) restent avec lui au four pour travailler, la mère des enfants, appuyée par le grand père d’Ahmed, avaient considérée qu’il valait mieux envoyer les enfants à l’école.

De là était née une grosse tension entre les parents d’Ahmed et les deux familles qui poussaient chacune de leur coté.

En moins de deux ans, le couple se déchira, et le père d’Ahmed répudia sa femme et la renvoya chez son père avec bagages et enfants.

Ahmed avait trois ans et ses frères sept.

Les parents maternels sont fassis et très attachés aux français.

Ancien administrateur sous l’occupation du protectorat, le grand père avait gravit tous les échelons de l’autorité par la rigueur, la fidélité et le soin qu’il mettait à honorer les charges successives qui lui avaient été dévolues.

Il avait toujours insisté pour que ses petits enfants fassent leurs études en français, et les avaient tous forcé à travailler durement leurs devoirs suivit au Lycée Français.

Quelques années et diplômes plus tard pour les jumeaux et quelques cousins, jouant un peu des relations diplomatiques qu’il avait su établir et entretenir le long de toutes les années pour lesquelles il travailla avec les français, le vieil homme put faire en sorte que les jeunes nés de la nouvelle génération de diplômés, aient un travail dans l’administration en France, ceci, l’année dernière, juste avant de mourir sans avoir put aidé Ahmed à suivre le chemin de ses frères.

Ahmed, qui était malheureusement deux ans trop jeune pour pouvoir bénéficier de la largesse des amis de son ancêtre, s’est retrouvé coincé au Maroc, comme un voyageur qui voit son train de ses rêves partir sans lui, resté là, le billet à la main, sans espoir de compostage posthume.

Sans espoir de profiter d’une fenêtre ouverte, il a terminé ses études sans joie, abandonné l’école au début de cette année et décidé de s’offrir une année sabbatique de réflexion.

Il pourrait reprendre ses études en septembre s’il voulait.

Mais pour quoi faire ?

Devenir fonctionnaire de l’état marocain ?

Policier ?

Militaire ?

Ou bien aller se fondre dans la foule des anonyme à Casablanca ?

Ahmed, nourri par des rêves de France est partagé entre le fatalisme de son état de jeune marocain, et le désir absolu de rejoindre le paysage de ses rêves.

La mère patrie de son grand père.

Au détour d’un grand arbre, des bruits d’eau se font entendre et des cris fusent habillés de rires bruyants.

D’un grand rocher, une douzaine d’enfants sautent dans une vasque d’eau terreuse remuée par la douzaine de bambins excités par le jeu et la fraicheur de l’eau de l’oued.

Certains enfants voient arriver les deux amis et se jettent sur eux.

Quelques uns, complètement nus, sans fausse pudeur, se hâtent vers Pierre et Ahmed.

- Ola s’écrient les gamins en direction de Pierre

- Ola, répond il.

Ahmed sort le sac de bonbons et en moins d’une minute le contenu de ce dernier est engouffré par des bouches avides.

- SAFI ! Crie Ahmed pour calmer l’ardeur de la meute affamée de sucreries. Viens, allons nous installer plus loin, sinon ils ne vont pas nous laisser tranquille. Il leur faut un petit temps pour qu’ils se calment. Dit-il en entrainant Pierre par le bras.

Ils s’installent à bonne distance du groupe, mais quelques enfants, amusés par la présence de Pierre, restent avec eux pendant que les autres vont reprendre leurs jeux et leurs cris.

Les petits garçons s’amusent à voir Pierre se déshabiller et ne peuvent s’empêcher de passer leurs petites mains sur sa peau très blanche.

Ils poussent de grands rires lorsqu’ils posent leurs bras parallèles à celui de Pierre en comparant les nuances du blanc pur aux couleurs cuivrées de leurs petits corps.

Ils disent des phrases que Pierre ne comprend pas.

- Ils veulent que tu ailles te baigner avec eux, traduit Ahmed, c’est une bonne idée, tu vas voir elle est bonne.

Ahmed se lève entrainant les enfants à sa suite.

Pierre suit le mouvement et plonge dans la vasque.

- En fait de très bonne, elle est glacée !

- Bien sur mais je ne pouvais pas te dire, viens te baigner, tu vas voir, elle est glacée ! Il faut bouger, ça ira mieux dans pas longtemps !

Les enfants excités aspergent Pierre d’eau et une grande bataille s’annonce entre les grands et les petits.

Les petits sortent vainqueurs.

Une fois la bataille terminée, chacun retrouve son calme.

- Tu connais la thalasso Berbère ? dit Ahmed.

Il s’enduit le corps d’argile puis la tête avant d’aller s’allonger sur le gros rocher aussitôt imité par les enfants et par Pierre.

- C’est très bon pour la peau. L’argile de l’oued, rien de meilleur et de plus naturel !

- Et en plus, on a la même couleur maintenant dit Pierre à l’adresse des enfants allongés avec eux au soleil.

L’argile sur le corps d’Ahmed lui donne un air de statue brillante.

« C’est à lui que devait ressembler Adam quand il a été formé de terre à la création de l’homme, le premier des êtres humains devait ressembler à un jeune homme recouvert de terre fraiche » Se dit pierre.

Le corps d’Ahmed est superbe. Son physique musclé et bien proportionné le fait paraitre pour une statue grecque.

Ses abdominaux discrets et bien dessinés, ses pectoraux et ses bras muscles, ses jambes aux mollets et aux cuisses vaillantes, montrent qu’il marche souvent et beaucoup, certainement en montagne.

Son visage angélique et ses cheveux recouverts de terre achèvent son allure de Ganymède.

Pierre est immobile, appuyé sur son coude, touché par la vision du corps d’Ahmed.

Sans trop savoir pourquoi, son regard n’arrive pas à se détacher de lui.

Cette perfection simple, cet air calme et détendu le touche d’une façon qu’il n’a jamais ressenti jusqu’à maintenant.

Ahmed semble endormi.

L’argile à quasiment séché sur l’intégralité de son corps de dieu et lui donne l’impression de muer.

Pierre sent que sa peau se tend elle aussi.

Quelques petites plaques commencent à se détacher ici et là sur son corps.

Sur Ahmed, l’argile commence à se rider, comme vieillie, comme si de l’homme de terre allait sortir un homme de chair.

Ahmed allongé sur le rocher, abandonné aux éléments au milieu du vert de la végétation rajoute à la pensée qu’a Pierre d’Adam au jardin d’éden.

Pierre est comme un spectateur de la création de l’homme, tentant de deviner l’être nouveau et étrange qui va sortir de cette chrysalide minérale.

- Allons nous baigner, dit Ahmed en se levant rapidement et en se dirigeant vers la vasque ou il plonge.

Pierre le suis.

Tout entiers dans l’eau, ils se frottent vigoureusement pour dégager l’argile.

- Vite, il ne faut pas laisser la terre sécher trop, sinon, ça fait mal comme un coup de soleil.

- J’ai cru que tu dormais dit Pierre.

- Oui, je dormais, un peu, enfin non, je rêvais plutôt.

- A quoi tu rêvais ?

Ahmed souris.

- Je ne te le dirais que si tu me demandes.

- Pourquoi ?

- Parce que c’est personnel.

- Bien, si tu veux, garde-le pour toi.

- Ça te gène si j’ai un secret pour moi ?

- Non ça ne me gène pas, fais comme tu veux, tu n’es pas obligé de me dire tout ce que tu penses, tu n’es pas à moi.

- Comment ça ? Qu’est ce que tu veux dire ?

- Je veux dire que tu n’es pas moi, alors ce que tu penses c’est pour toi, c’est toi.

- Et si j’étais à toi, tu exigerais que je te dise ce que je pense.

« Nous revoilà dans des histoires de sirène » se dit Pierre.

Il répond.

- Si tu étais à moi ? Quelle idée grotesque.

- Tu ne voudrais pas que je sois à toi ?

- Non je ne voudrais pas ! S’exclame Pierre surpris.

La conversation prend un ton qui le laisse perplexe. Où donc veut-il en venir ?

- Tu ne peux pas être à moi, tu es un être humain, pas un animal domestique, tu es un être avec ton identité, tu ne peux être à personne sauf à toi-même.

Enfoncés dans l’eau insondable jusqu’au cou, Pierre vit ce dialogue comme une expérience surréaliste.

- Et si j’étais à toi, tu me voudrais ? Demande Ahmed.

- Comment ça ?

- Si moi, je te donne moi et toi tu me fais de la place en toi alors on sera pareil tous les deux, l’un dans l’autre, toujours un avec l’autre tu comprends ?

- J’ai du mal à saisir l’idée générale, mais si ça te fait plaisir, et bien d’accord.

- Et bien moi je dis qu’a partir de maintenant et ce jusqu’à la fin de nos vies respectives, moi Ahmed, je suis à toi Pierre que tu fasses de mon corps ce que tu veux comme s’il est tien et que toi tu me laisses toute la place dont j’ai besoin dans le tien ainsi, pour toujours, nous soyons tous les deux, plus que des amis, plus que des frères. Chacun comme une partie de l’autre qu’il ne pourra plus laisser.

Ahmed prend Pierre dans ses bras et tous deux disparaissent dans l’eau terreuse.

- Maintenant, toi et moi, on ne fait plus qu’un tous les deux. Dit Ahmed la voix chargée d’émotion.

- Oui, toi et moi, on est ensemble ! répond Pierre entrainé par le lyrisme de son ami.

- Maintenant je vais te dire ma pensée de tout à l’heure.

- Non, je ne veux pas la savoir, garde la pour toi, c’est à toi, c’est ta pensée d’avant notre pacte, c’est pour toi, en souvenir de la promesse. Mais c’est la dernière fois plaisante Pierre.

Pourquoi Pierre à t’il dit ça ?

Parce que ça lui est venu comme ça, cet Ahmed, il est tellement étrange parfois…

Il aurait bien put lui dire sa pensée, ça ne doit pas être quelque chose de si incroyable ou secret.

Finalement, s’il lui avait dit.

Peut être Pierre aurait il put s’interroger, faire un choix réfléchi, s’il avait sut…

Mais c’est trop tard.

Jamais a cause de son serment il ne pourra faire marche arrière.

La roue du destin dévale la pente de la vie et rien le pourra l’arrêter.

Il y a Pierre et il y a Ahmed, deux esprits et deux corps, deux corps …


Le jour pointe à peine quand Pierre quitte l’hôtel Goa.

Il a pris un petit déjeuner léger et payé sa note.

Dans la rue, il fait un peu frais.

Toute la nuit il a pensé à Ahmed.

Le moment qu’ils ont passé hier à l’oued à grandi dans l’esprit de pierre jusqu’à devenir un grand moment. Il y a quelque chose de fort qui s’est crée entre eux, quoi ?

Ils ont partagé une dimension qui a bouleversé Pierre dans ce qu’il croit être, ou ne pas être, et ce matin, il espère trouver Ahmed à la porte de l’hôtel.

Mais non, Ahmed n’est pas là.

Peut être se trouve t’il au bout de la ruelle, non.

En bas de la rue peut être ?

Non.

Peut être s’est il moqué de Pierre et s’en est allé ailleurs, retourné avec ses amis pour bien rire de l’histoire du Français ?

Pierre sent en lui un brin de tristesse, il se rappelle le corps d’Ahmed, il se rappelle la sensation quand il lui tenait la main et puis lorsqu’ils se sont enlacés dans l’oued, les rides de la terre, son regard intense, sa voix qui tourne dans la tête de Pierre depuis qu’ils se sont quittés hier soir et toute la nuit, Ahmed qui tourne dans l’esprit de Pierre comme un peu d’Ahmed dans Pierre.

Pierre ne pense plus qu’à lui.

Il arrive à son véhicule.

Pas d’Ahmed.

Soudain, surgit de nulle part, s’approchant à pas rapides dans sa direction en le hélant de grands signes, emmailloté comme un bébé dans une grosse djellaba de bure marron aux pompons multicolores, arrive le gardien du parking désireux de récupérer son dut.

- Bonjour monsieur.

- Bonjour.

- Tu t’en vas monsieur ?

- Oui, je pars, tiens je te paye, lui dit il en tendant un billet de cinquante dirhams.

- Je n’ai pas la monnaie monsieur.

- Ça n’est pas grave, garde là pour la prochaine fois. Est-ce que tu as vu mon ami avec qui j’étais hier ?

- Non, je ne l’ai pas vu monsieur, mais je le vois qui arrive là bas.

Une vague de bonheur s’abat dans le corps de Pierre quand, en se retournant, il aperçoit Ahmed qui arrive à grands pas.

Pierre sent son cœur qui bat dans sa poitrine et ses sens s’éveillent à la vue de son ami.

- Pardonne moi, je devais dire adieu à mon père, j’étais un peu long.

- Pas de problème, répond Pierre en faignant l’indifférence.

- On va passer par les montagnes c’est mieux que l’autoroute. Qu’est ce que tu en penses ?

- On fait comme tu veux, c’est toi le guide.

- Bien alors allons y, on va passer par le col de Ketama, tu vas voir le paysage est super beau. Seulement, Ketama, c’est la plaque tournante du trafic international de hachich. A partir de maintenant, il faut très super détendu et surtout ne pas t’énerver.

- Je n’ai pas l’intention de m’énerver.

- Ça c’est ce que tu crois.

- Tu fais beaucoup de mystères.

- Oui, j’adore les mystères !

La route est sinueuse et les taxis sont déjà à l’œuvre. Depuis Chaouen au rond point, une grande partie des véhicules s’engagent où roulent déjà en direction de Ouazzane.

- On va s’arrêter à Cherafat pour prendre un café. Dit Ahmed

- Bien, si tu veux.

La route monte inexorablement en en s’enfonçant dans une végétation de plus en plus montagnarde.

L’arrivée à Cherafat surprend Pierre car le village est boueux et terreux.

Les voitures modestes côtoient les 4x4 de luxe garés un peu partout.

Les hommes habillés de djellabas épaisses ont l’air rude. L’air est frais et dense, presque palpable.

- Gare toi devant ce café, propose Ahmed.

Ils s’installent sur le devant du café ou trois tables sont mises en « terrasse ».

Le ciel est clair mais la lumière semble filtrée par la réverbération de la couleur marron foncé du sol.

Les voitures soulèvent la boue de la route et aspergent les cotés en roulant dans les nombreux nids-de-poule gorgés de gadoue.

Tout est terre.

Ahmed commande deux cafés au lait, des œufs et de l’huile.

Un homme s’approche d’eux, attrape une chaise à une table voisine et vient d’autorité s’installer à leur table.

- Bonjour Français, dit-il à Pierre. Salam’ou’allikoum pour Ahmed.

L’homme sort une boulette de hachich de sa poche, en sépare un morceau, le malaxe pour le rendre mou et le donne à pierre avec une feuille de papier à rouler épaisse tirée d’un carnet de Zig-zag orange.

- Tiens, roule toi un joint Français.

- Je m’appelle Pierre.

- Je m’appelle Ousmane

Trois cafés au lait arrivent sur la table accompagnés de l’huile, du pain et des œufs.

L’homme est souriant et très avenant.

- Tu connais quelqu’un ici ? demande t’il.

- Non, nous somme juste de passage répond Pierre.

Le café est chaud et le lait à un gout très prononcé.

Une grosse mousse de lait surmonte les verres.

L’homme et Ahmed retirent avec précaution la mousse avec leurs cuillères et la déposent chacun sur leurs soucoupes en inox posée sous les verres.

Pierre l’avale goulument.

On dirait la mousse d’un bon cappuccino mais sans chocolat ; avec cependant plus de gout de lait.

Pierre roule son joint discrètement et l’allume.

Le gout du hachich est sucré et doux.

Il imbibe les papilles comme du chocolat ou de la pate d’amande et relève les sens.

Le gout, l’odorat, l’ouïe, le toucher si l’on considère la sensation perçue du vent sur sa peau.

Dès la première bouffée de sa cigarette artisanale, Pierre sent le THC (tetrahidrocannabinol) circuler dans son sang et son corps se détend.

Il ressent un léger picotement dans son cuir chevelu.

Il tire à nouveau sur sa cigarette de hachich et gratifie Ousmane d’un sourire.

L’homme lui rend un grand sourire marron ou il manque quelques dents.

- Ça te plait ?

- Oui c’est très bon, surement la meilleure chose que j’ai fumé dans ma vie.

- Ça c’est du Pakistanais.

- Du Pakistanais, au Maroc ?

- Oui les graines viennent du Pakistan, il y a une vallée ici qui n’accepte que cette plante c’est la meilleure plante, presque 25 pour cent de THC pour une très bonne année. C’est ce que l’on trouve de plus fort au Maroc.

- Du Makistanais ou du Pakistarocain ! C’est drôle. Mais comment tu fais pour savoir le taux de THC de la plante, vous avez un labo dans la montagne pour étudier ça ?

- Non, mais tu sais, sur la route de l’Europe, tout ne rentre pas, parfois les gens se font arrêter par la douane, alors, eux, les espagnols, ils analysent la marchandise, et les passeurs apprennent la qualité sur un papier délivré par la justice. C’est comme ça qu’ils savent. Quand ils reviennent de leurs « congés », ils nous donnent des nouvelles. Ce hachich, c’est le meilleur, rien à voir avec les pauvre "caramelos" de Chefchaouen ou de Tétouan. Moi je ne fume que ça, regarde, tu vois la couleur de mes dents, c’est le hachich qui fait ça.

L’homme tousse grassement.

- Ça aussi c’est le hachich qui fait ça ?

- Oui ça aussi, et le feu de bois à la ferme aussi. L’homme tousse encore. Chez nous, dans le rif, le hachich c’est une tradition. Ici la terre est très pauvre et presque rien ne pousse, alors dieu nous a donné le chanvre, et les gens vivent de ça, c’est comme ça, c’est la tradition. Mais il ne faut pas la montrer du doigt, le hachich, c’est comme le vin des français ou le fromage. J’ai des amis français, ils voyagent avec leurs fromages, nous on voyage avec notre hachich. C’est ça la culture !

- On peut le voir comme ça.

- Le hachich c’est très bon parce que ça donne envie de manger. Ce qui donne envie de manger ne peut pas être mauvais.

- C’est un point de vue.

- Oui évidement, regarde ton assiette, tu as mangé les œufs et le pain, je suis bien certain que tu ne t’en es même pas rendu compte.

- Ah oui ! c’est vrai.

- Tu vois…

- Nous, on a ça pour travailler et vivre c’est le cadeau de la plante. C’est un travail très dur et très physique, c’est de l’agriculture puis de la transformation de matière première. Ça demande beaucoup d’énergie et un grand savoir faire depuis le travail de la terre, les semailles, l’arrosage, la récolte, le transport, le séchage, le battage et la confection du bon mélange pour une qualité optimale. Il faut connaitre. Si tu veux, je peux te faire visiter ma ferme.

Ahmed fronce les sourcils.

- Non c’est gentil mais nous sommes attendus dans la famille, à Fès. La prochaine fois peut être, répond Pierre.

- Inch’Allah, dit Ousmane en plongeant la main dans sa poche pour en sortir une copieuse boulette emballée dans un sachet plastique. Tiens, reprend-il, si tu veux je te vends ce morceau pour cent dirhams.

Pierre sort un billet marron qui disparait immédiatement dans la poche de l’homme.

- Attention ! dit Ousmane, il faut bien le cacher, sinon tu peux avoir pas mal de problème au Maroc. Si on te prend avec ça, ça peut te couter très cher. Ici il n’y a pas de policier mais une fois sorti de la région, cette boulette peux te couter très cher, les policiers adorent l’argent.

- Très bien, merci du conseil.

Ils restent encore un moment au café et terminent leur déjeuner les yeux dans les nuages et la tête dans les étoiles.

Le serveur passe près d’eux, ils le hèlent, le payent et se lèvent.

- Tu es vraiment sur que tu ne veux pas venir à la maison ? retente Ousmane

- Oui, merci mais nous n’avons vraiment pas le temps de trainer.

- Bien, alors bonne route, « Trak Salama saebou »

- Choukra Bislama, répond Ahmed.

A peine ont il reprit la route qu’ils sont pris en filature par une voiture qui leur fait des appels de phare et leur lance des coups de klaxon.

Pierre ralentit.

- Pourquoi tu ralentis ? demande Ahmed

- Peut être avons-nous oublié quelque chose au café.

- Non, nous n’avons rien oublié au café.

- Tu es sûr ?

- Oui j’en suis sûr et certain.

- Alors, pourquoi nous suivent-ils ?

- Tu ne vas pas tarder à le savoir.

La voiture, une Mercédès 220D dépasse Pierre et met le clignotant à droite.

- Il veut que tu t’arrêtes, mais je te conseille de ne rien en faire.

- D’accord, je ne m’arrête pas.

Pierre met le clignotant à gauche et double le taxi.

Dans celui-ci, les hommes agitent des petits sachets de hachich en direction de Pierre.

Avec de grands signes, ils l’encouragent à s’arrêter sur le bas coté pour commercer avec eux.

Pierre fait signe que non et continue sa route à allure constante.

Le taxi revient et double Pierre à grande vitesse.

Il se place devant lui et pile littéralement pour stopper Pierre qui, d’un coup de volant, évite la collision et double à son tour le taxi.

Ce dernier repart à la chasse.

Il poursuit Pierre en klaxonnant avec insistance.

Les passagers sortent à de mi leurs corps du véhicule et invectivent Ahmed pour qu’il fasse s’arrêter Pierre.

La route est dangereuse et la chaussée est glissante car il y a beaucoup de terre.

De nombreuses pierres gisent sur les voies de circulation du fait des éboulements crées par l’érosion des flancs de la montagne sous l’effet de la pluie.

Au passage d’un vallon, une énorme coulée de rochers a emporté une grande partie de la montagne.

La coulée est passée à seulement quelques mètres de trois maisons qui paraissent lilliputiennes comparées à la taille des rocs qui les encerclent.

Pierre se demande s’il y a d’autres maisons écrasées sous le tas de rochers et de terre.

Toutefois, Pierre n’a pas l’occasion de se poser la question bien longtemps.

Il n’a pas l’habitude de cette route, et la colère, ajoutée au stress généré par la traque du taxi et l’attitude ostentatoire de ses passagers, rend la conduite dangereuse.

Pierre ralentit un peu car il n’a pas l’intention de finir dans le ravin.

Le taxi le double à nouveau.

Les passagers ont l’air de s’amuser de ce jeu et continuent à secouer leurs petits sachets en direction des clients potentiels.

Pierre tempère sa vitesse encore en pensant que le taxi va continuer sa route, mais il n’a pas l’intention de lâcher son gibier de France, il ralenti lui aussi.

Pierre sent le piège en train de se refermer autour de lui.

Le taxi roule maintenant en plein milieu de la route et a ralenti considérablement sa vitesse.

Pierre décide de s’arrêter sur le bas coté.

Il met son clignotant, ralentit et s’arrête.

Voyant cela, le taxi s’arrête à son tour une cinquantaine de mètres plus loin.

Les hommes se pressent pour sortir du taxi.

Pierre démarre et double le taxi à toute allure.

Un coup d’œil dans le rétroviseur lui indique que le taxi fait demi-tour.

- Ouf ! On les a lâchés ! S’exclame il tout heureux.

- Ça c’est ce que tu crois, mais ne pense pas qu’ils vont abandonner la traque si facilement.

Ahmed a raison.

Quelques kilomètres plus loin, un autre véhicule se lance à leur poursuite.

Pierre s’énerve et accélère.

La route déroule rapidement, les virages se succèdent et on sent que la voiture est à la limite de la résistance centrifuge.

Les pneus crissent et la voiture fait une embardée.

Pierre reprend rapidement le contrôle du véhicule.

Ahmed est tout blanc, il est du coté du vide.

- Ne t’énerves par Pierre, reste tranquille, sinon on va se retrouver au cimetière.

La voiture a rattrapé Pierre.

Elle insiste à coups de klaxon et d’appels de phares.

Pierre reste sourd aux conseils d’Ahmed.

Son visage est crispé et ses yeux sont injectés de sang.

Il est la route, un air de concentration extrême lui fait les lèvres pincées.

Dans son corps, le THC danse la valse avec l’adrénaline sur un air de hardcore techno.

Pierre est en transe, de grosses gouttes perlent sur son front et ses mains sont crispées sur le volant.

Il n’est plus conducteur, il est devenu le véhicule, il est la route.

Le second véhicule abandonne la poursuite.

Pierre se détend un peu mais la colère attisée par le cocktail adrénaline-THC dans son sang, l’a mit dans un état proche de l’Ohio.

- Tu peux ralentir, lui dit Ahmed, tu les as semés. Maintenant écoute moi bien, il va y a voir encore des voitures, je vais te donner la bonne façon de faire. Pour ça et pour tout dans la vie, reste cool, souriant, dit bonjour et montre leur ton petit paquet. Donne-moi un morceau, je vais rouler un joint.

- Oui, un joint, bonne idée, c’est dommage de rouler aussi vite. Pierre a la respiration rapide.

- En plus, tu ne profites pas du paysage.

- C’est super stressant comme contact avec les gens.

- C’est super dangereux de conduire comme tu le fais.

- C’est très désagréable de se sentir traqué. En même temps, c’est finalement assez agréable ce petit rallye dans la montagne.

- Oui mais c’est risqué, tu ne connais pas la route, c’est dangereux. Les taxis, eux, ils connaissent bien, ils ont l’habitude. Ce qu’il faut c’est surtout ne pas rentrer dans leur jeu.

A peine Ahmed a-t-il fini de rouler le joint qu’un taxi arrive derrière eux, et rebelote, klaxon, sifflet, appels de phares, signe de bras etc.… etc.

Le visage de Pierre se tend.

- Cool mon gars, tiens, allume le joint. Laisse le te doubler, montre lui ton joint et le sachet plastique, tu vas voir.

- En effet ! Dis donc, c’est magique ton truc ! On s’est fait de nouveaux amis.

Les passagers du taxi saluent Pierre avec de grands sourires et des signes du pouce levé en l’air.

Le taxi met son clignotant à droite et Pierre le double.

Les hommes lui font au revoir de la main.

Pierre envoie des coups de klaxon.

Ils abandonnent la poursuite.

- Pourquoi tu ne me l’a pas dit tout de site ?

- Chacun doit vivre son expérience…

Encore un virage et ils pénètrent dans une forêt de grands cèdres.

Les arbres gigantesques bordent la route.

Des arbres d’une noblesse rare.

Ils semblent dissimuler un secret tant ils sont denses.

Ils forment une gigantesque haie de plusieurs dizaines de mètres de haut.

Les rochers contrastent avec la couleur vert tendre des arbres.

Des pistes en terre partent à droite et à gauche, s’enfoncent dans la forêt et disparaisse dans un virage.

- On pourrait s’arrêter un moment dit Pierre, c’est tellement beau, de plus, je n’ai jamais vu de cèdre de près, entre la bible et le drapeau du Liban, c’est un arbre célèbre. Dans la bible, il est dit que le cèdre pousse plus vite que ses racines et qu’il finit par tomber, entrainé par son propre poids.

- Si tu veux, arrêtes toi, mais ne te laisse pas inviter, sinon on va se retrouver avec deux cent kilos de hachich dans la voiture sans même avoir le temps de dire « ouf !»

- De toute façon, je n’ai pas d’argent pour acheter deux cent kilos de hachich…

- Ça n’est pas grave, pour les gens d’ici, l’argent, ça n’est pas le plus important, ils le récupéreront plus tard.

- Ils ont sacrement confiance !

- Ne crois pas ça, ce n’est pas une question de confiance ! N’imagine pas qu’ils vont te lâcher dans la nature comme ça. Tu sais ils sont bien organisés, c’est un gros négoce. Ils peuvent te suivre partout ou tu vas. Ici c’est la place de la mafia, de la grosse mafia ! De gros paquets d’euros circulent entre les cèdres, il ne faut pas te fier aux apparences, il y a de vrai millionnaires en euros qui se promènent à pied dans leurs vieilles djellabas et qui habitent des maisons en tôle. Leur argent, il est bien placé dans des taxis, des maisons en Espagne, des restaurants, des boites de nuit, beaucoup en Europe, beaucoup en Andalousie et puis à Ceuta, Melilla, Rabat, Tanger, Al Hoceima et Tétouan. Dans ce biseness comme dans les autres, celui qui gagne le plus, ce n’est pas le producteur, c’est le vendeur. Ici, les vendeurs, ils sont bien organisés, s’ils attendaient les acheteurs payants, ils ne feraient pas beaucoup d’affaires. Ici, on cherche des passeurs, ça ne coute pas cher et s’ils tombent, ça ne dérange pas grand monde, la prison d’Algesiras en déborde, curieusement, la plupart des gens qui sont en prison a Bottafuego, y sont pour de petites quantités, les tonnes, c’est vraiment un coup de pas de chance si elles se font saisir, bien souvent les policiers et les douaniers sont dans le coup et ouvrent aux trafiquants la voie royale. L’important, c’est le profit. Les gens d’ici ont tous un peu de famille en Europe, beaucoup en Espagne parce qu’avec le protectorat il y en a qui ont un pied ici et un en Espagne tu comprends ?

- Oui.

- Ne t’inquiètes pas pour eux, ils ont de la marchandise ici et autant à Ceuta, Melilla, Algesiras, Malaga, Tarifa et une bonne quantité de ports … Eux leur boulot, c’est te coller la marchandise dans la voiture, ils ont l’habitude, c’est leur métier ! Si tu achètes une tonne à Ketama, ça ne surprend personne, les gens ne viennent pas ici pour acheter des petits kilos, ici, il n’y a pas de place pour les amateurs, les gens de la montagne, ils ne rigolent pas, il y a trop d’intérêt en jeu, y compris politiques, des deux cotés…

Pierre gare sa voiture dans un petit espace entre les grands arbres.

La clairière semble déserte.

A quelques pas, un petit torrent serpente entre les rochers mis à nus.

- C’est super beau ici ! S’exclame Pierre enchanté.

- Bonjour les Français, répond l’écho.

L’écho est un homme d’une cinquantaine d’année qui semble sortir de terre comme par magie.

Il y a une seconde, la clairière était absolument déserte.

A peine on il eut le temps de respirer deux fois l’air frais et embaumé par les arbres, que l’homme à surgit, comme né d’un tronc.

Il est habillé d’une grosse djellaba de laine sombre.

Il a les cheveux longs et une grosse barbe, ses pieds sont chaussés de chaussures de randonnée Quechua et on voit dépasser sous sa djellaba un jogging Adidas. Il porte un bonnet Nike, un vrai panneau d’affichage !

Il serre la main de Pierre.

Ses mains son rudes et calleuses, sa poigne est ferme, on sent que cet homme est une force de la nature.

Il arbore le sourire local du fumeur de hachich aux dents tachées, ses dents sont de la couleur de la terre.

L’homme s’adresse à eux dans un très beau français sans la moindre pointe d’accent marocain.

- Bonjour les amis, soyez les bienvenus à Ketama, n’est pas que l’endroit est enchanteur.

- Oui, c’est Ketama ici ?

- Ketama ? C’est partout ! dit il avec un grand geste du bras qui englobe toute la vallée dissimulée derrière les arbres.

- Ah, je trouve ces arbres très beaux.

- C’est vrai, le cèdre est un arbre majestueux, savez vous que c’est un pin. Il porte ses graines dans une pigne, les cèdres d’ici sont des cèdres de l’atlas dit Cedrus atlantica. On connait le cèdre surtout grâce à celui du Liban qui est cité dans la bible comme l’arbre du temple de Salomon. C’est un arbre qui pousse vite et peut attendre jusqu’à plus de trente mètres de hauteur, l’idéal pour faire de fortes poutres car il développe ses branches autour d’un tronc unique, ici on l’utilise beaucoup en charpente, moi-même, je suis charpentier, un peu ébéniste, j’ai appris en France, J’ai d’ailleurs construit moi-même ma maison près d’ici, si vous voulez me faire le plaisir d’une visite, nous pourrions partager un verre de thé et pourquoi pas une collation. Je pourrai vous raconter mes années à Cluny, et vous montrer des photos travaux que j’ai faits quand j’étais en France, ça vous dit ?

- C’est gentil de nous inviter, malheureusement nous sommes attendus à Fès et nous sommes déjà un peu en retard, je voulais seulement voir les arbres de près.

Vous partagerez bien un joint avec moi quand même ?

D’accord mais vite fait.

L’homme sort un gros paquet de la capuche de sa djellaba. Il l’ouvre devant pierre et lui montre. C’est une grosse boule de poudre verte et brune.

- Tu vois, ça, c’est la poudre de hachich.

L’homme prélève un peu de poudre, la met au creux de sa main et la presse légèrement.

Il remet son sac dans sa capuche.

Dans sa poche, il trouve son briquet qu’il craque au dessus de la petite boule qu’il a comprimé.

Il chauffe légèrement la poudre et la presse à nouveau d’un mouvement du pouce.

Il ouvre sa main comme un magicien.

La poudre à disparu et à la place se trouve une petite boulette bien noire.

- Regarde bien, dit l’homme.

A nouveau il craque son briquet et approche la flamme de la boulette qui se met à bouillir vivement.

Elle passe du noir au marron cacao en quadruplant de volume.

L’homme la saisit entre son pouce et son index, et la petite boulette s’écrase en collant à ses doigts, puis il roule la boulette jusqu'à en faire un long fil noir et mou.

- Sent ! Dit-il en tendant ses doigts à Pierre.

Le fil a une odeur forte d’herbe qui pique un peu le fond du nez.

- Ça, tu vois, c’est la qualité Ketama, c’est le top du top, le meilleur hachich que tu peux trouver dans la montagne. Ça, c’est pour la hollande, les coffee-shop, les gens d’ici ou les amis. Tiens roule le joint.

Le fil de hachich dégage une très forte odeur de végétal. Les doigts de Pierre sont tout englués de la matière mi collante, mi grasse, qu’il a posé délicatement au creux de sa main.

Le fil se contorsionne au contact de la chaleur de sa paume et s’écrase lentement.

Il est si fin qu’il n’y a pas besoin de l’effriter.

Posé de toute sa longueur dans le joint ça ira très bien.

Pierre allume sa cigarette de hachich et recrache une épaisse bouffée de fumée qui s’éclaire dans les filets de lumières filtrées par les branches des arbres.

La fumée dessine des arabesques et des formes légères et éphémères, tantôt blanches, tantôt gris clair.

La fumée est odorante et l’effet est à la fois enivrant et revigorant.

Pierre apprécie cet effet.

Le joint tourne rapidement.

L’homme ressort sa pochette plastique de sa capuche, en prélève une copieuse ration qu’il propose à Pierre pour cent dirhams.

Pierre accepte.

Pendant que l’homme l’emballe dans un autre morceau de plastique, il regarde Pierre dans les yeux et lui dit :

- Si tu en veux plus, je peux t’en vendre autant que tu veux.

- Non merci, dit Pierre, ça ira comme ça.

- Si tu n’as pas d’argent, ce n’est pas grave, je peux t’en donner quand même, combien en veux tu ? vingt kilos ? cinquante ? plus ? Tu n’auras pas de mal à vendre cette qualité et tu gagneras beaucoup d’argent.

Aussi vite qu’il est apparu, l’homme à disparu, laissant à sa place un vendeur avide d’une proie appâtée par l’argent facile.

- Non merci, je n’en ai pas besoin.

- Tu es sur, vraiment ?

- Oui vraiment, en premier je n’ai pas l’intention de repartir en France maintenant, et d’autre part nous sommes attendus par la famille à Fès, nous devons partir maintenant.

- Si tu changes d’avis, tu sais ou me trouver, un petit voyage avec de la bonne marchandise quand tu rentreras en France, ça peut te faciliter la vie pas vrai ?

- Oui, c’est vrai, merci bien, au revoir.

- Au revoir alors.

L’homme s’éteint à la vitesse de son espoir déçu.

- On devrait renommer cette route, la route de la tentation dit Pierre à Ahmed une fois éloigné de la clairière. C’est impossible de s’arrêter au bord de la route tranquillement sans être le centre d’un éventuel trafic. C’est joli mais je suis un peu déçu de la visite. Le paysage est magnifique, les montagnes et les vallées démesurées rendent humble. On aurait envie de rester à contempler le paysage un bon moment mais c’est impossible. Malheureusement, hors de question de s’asseoir sur le bas coté de la route sans être immédiatement interpelé par un habitant je pense. C’est dommage. La présence des gens n’est pas désagréable, au contraire, les gens ont l’air gentils, mais le refrain est toujours un peu le même, finalement, ici, ce n’est pas une route, c’est une boutique à ciel ouvert. Ça ne doit pas être agréable pour quelqu’un qui ne fume pas du tout. C’est vrai que c’est agréable de rencontrer des gens qui aiment leur travail et cherchent tous à te proposer la meilleurs qualité, il a raison Ousmane, c’est la route du vin ici. Tous les gens que nous avons rencontré sont, sous leurs airs bourrus, finalement très agréables, et surtout bon vendeurs. On sent que la conversation va tourner à un moment donné vers le commerce, l’argent, le spectre. Remarque, sur le coup, nous avons de quoi fumer pour un moment. Je serai curieux de revenir en prenant le temps de découvrir plus de ces gens et de leurs travail.

- Pour tout voir, il faudrait que tu viennes dans la peau d’un marocain.

- Oui dans la peau d’un marocain, c’est une bonne idée, je reviendrais dans la peau d’un marocain ! Ah, ah !

Sur la route de Fès, ils se font un peu racoler par quelques taxis, cependant ils ne roulent déjà plus en direction du cœur de la boutique.

Certains, au bord de la route, leurs font des signes.

Ils sont aux aguets, scannant les plaques d’immatriculations et après avoir reconnu une plaque de France, il s’élancent dans de grands gestes, un pochon à la mains dans le vain espoir d’arrêter la voiture déjà loin, la bonne affaire s’est éloignée.

Une seule affaire peut suffire à couvrir les frais pour une année complète.

Généralement, la majeure partie des véhicules étrangers qui s’engagent sur cette route y vont pour faire du commerce de hachich.

A voir le nombre de personnes qui rabattent le chaland au bord des routes il n’y a pas a douter que les affaires sont florissantes.


L’arrivée à Fès s’annonce au bord de la route avec les cabanes en bois et le stock présenté tout en couleur des marchands de poteries.

La marchandise, des centaines de pièces.

Elles sont disposées sur de grossiers présentoirs en bois.

Les plats à tajine, les pots de fleurs, les vasques, les braseros en terre brute, côtoient une incroyable diversité de plats, d’assiettes richement décorés de peintures de toutes les couleurs.

Les cendriers sphériques sont organisés du plus petit (de la taille d’une tasse à café) au plus grand (comme un ballon de basket).

Le vendeur est allongé sous une étagère pour profiter de l’ombre de celle-ci tout en attendant un éventuel client.

Plus loin, un vendeur de minéraux tient lui aussi un stand au bord de la route.

Il propose des géodes colorées au mercure au chrome qui donnent aux cristaux des allures de grenades.

On peut voir aussi de faux quartz et de fausses ammonites. Au milieu de ce bric-à-brac de cailloux destinés clairement à trompé le naïf, seul un connaisseur serait bien capable de trouver une pièce intéressante.

La première vision qu’a Pierre de Fès le refroidit. Il y a un gros nuage jaunâtre de pollution qui plane sur la ville.

Difficile de ne pas le voir, on dirait le nuage de Grenoble.

L’arrivée à Fès est déroutante.

Il y a un nombre incroyable de véhicules, de gens en mobylettes, voitures, charrettes, des piétons, certains montés sur des mulets.

Ils sont partout, heureusement qu’ils ne peuvent pas marcher horizontalement sur les murs sinon il et bien certain que quelques uns ne se gênerait pas.

- Fès est une grande ville qui compte près d’un million d’habitants raconte Ahmed à Pierre. C’est la troisième plus grande ville du Maroc après Casablanca qui a presque trois millions d’habitants et qui est aussi le plus grand port du Maroc sur l’atlantique et Rabat, plus d’un million six cent milles habitants la capitale politique du royaume .Viennent ensuite la célèbre Marrakech avec plus de huit cent cinquante milles habitants, l’incontournable carrefour touristique du Maroc (le jardin Majorelle, la place Djema el Fnah, la palmeraie…) puis Tanger, un peu plus de sept cent milles habitants, porte d’entrée du Maroc, située dans le détroit de Gibraltar, une des célèbres colonnes d’Hercule. Fès est une des plus vieilles villes du Maroc. C’est la ville du commerce située entre la méditerranée et l’atlantique et les pays situés au sud, Oujda à l’est, Rabat et Casablanca à l’ouest, Marrakech plus au sud, Tanger au nord, à l’époque du transport par terre, Fès était une ville incontournable pour les caravanes. On dit la ville de Fès, on devrait dire les villes de Fès, car il y en a deux, la ville ancienne fut fondée par Idris II c’est lui qui fonda la célèbre mosquée Moulay Idris l’autre célèbre mosquée et celle de Qarawiyin ou nous allons, et la nouvelle, on le voit bien d’ailleurs, la ville ancienne à un peu plus de douze siècle, l’autre fut construite après et a vu sa surface augmenter par l’afflux de populations chassées par les espagnols d’Andalousie, les deux villes sont rattachées environs deux siècles plus tard Depuis 1981, la médina de Fès est déclarée au patrimoine commun de l’humanité.

- Tu as appris ton texte par cœur ?

- Oui ça s’entend ?

- Un peu.

C’est le premier contact de Pierre avec une grande ville marocaine, après Chefchaouen et la montagne, l’entrée en jeu est un peu brutale.

Heureusement que c’est la ville d’Ahmed et qu’il la connait bien car Pierre, seul, ne se serait pas laissé engagé dans le « bordel » (passer moi l’expression) il se serait échappé vite fait.

En quelques rues, Ahmed guide Pierre.

Ils trouvent un vrai parking surveillé pour laisser la voiture.

A peine ont-ils mit un pied hors du véhicule qu’une armada de faux guides se groupent autour de Pierre faisant fit d’Ahmed.

Ahmed est obligé de donner de la voix et du pied pour calmer la foule de jeunes guides qui s’est accaparé la place autour d’eux, et qui tournent autour de Pierre comme des vautours autour d’une carcasse fraichement dépecée.

- Viens, laisse-les et suis-moi, dit Ahmed qui se retourne et envoie aux faux-guides une série de mots que Pierre ne comprend, pas mais qui sonnent à ses oreilles comme des balles tirées d’un fusil.


Fès.

Ils entrent dans la ville.

En quelques rues, ils se retrouvent devant une des portes de la médina.

C’est une grande construction crénelée décorée d’arabesques violacées.

Elle est impressionnante par sa taille.

Pas besoin d’entrer dans la médina pour percevoir l’activité qui grouille dans les ruelles de la vieille ville ou les commerces ouverts animent une foule de clients qui flânent devant les étals abrités par de vieux stores multicolores.

Ils franchissent la grande ouverture voutée d’ogive avec cette forme si caractéristique de l’architecture Arabe.

Deux petites portes flanquent l’entrée principale.

L’ensemble est encadré d’une frise bleutée évoquant des fleurs, le tout couvert d’un avant toit de tuiles romaines vernissées de couleur verte.

L’ensemble est harmonieux, monumental, cependant, la porte parait légère, presque aérienne dans sa robustesse.

On aperçoit deux minarets dont un est décoré en son sommet de formes rondes de couleurs bleues, les murs des maisons affichent une couleur blanc sale, et les crépis accusent les années.

Une fois la porte passée, la vie bat son plein.

Dans les ruelles, les échoppes et les corps se frôlent.

A certains endroits, il est quasiment impossible de s’arrêter sans causer un embouteillage tout de suite envahi de cris et d’altercation, les gens paraissent un peu stressés.

Les invectives furent, les gens se forcent le passage à coup d’épaule, la bonne humeur est cependant de mise, tout fini par une phrase incompréhensible mais qui fait rire la majorité.

Pierre sent des mains se rapprocher de ses poches, le palper, impossible de voir le propriétaire des mains courantes mais il est certain qu’on lui a fait les poches.

Prévenu par Ahmed de cette éventualité, il a pris soin de ne rien mettre dans ses poches.

Pas de risque qu’on lui prenne quelque chose, tout est dans ses chaussures, ses chaussettes, et la poche intérieure de sa chemise sous son sweet.

Pierre regarde bien devant lui pour ne pas perdre Ahmed de vue.

Celui-ci circule dans la foule avec fluidité sans jeter de coup d’œil derrière lui.

A un moment, il ne le voit plus et s’inquiète, mais il continue toujours tout droit devant lui, certain qu’il finira par tomber dessus.

Cette foule, tous ces gens, ce mouvement oppresse Pierre qui se sent chavirer, ce brouhaha, ces odeurs et toute l’affluence des corps qui se frôlent, c’est très éprouvant.

Cependant, il n’y a pas d’anonymat, pas pour Pierre que les boutiquiers hèlent pur l’inciter à entrer visiter.

- Viens monsieur, plaisir des yeux !

- Moins cher que gratuit !

- Mammouth écrase les prix !

- Le juste prix but !

- Cheap ! Crie même un vendeur.

Un jeune garçon le saisit par le bras.

- Vient monsieur, viens boire le thé dans ma boutique !

- Non merci, je suis avec un ami.

Pierre se dégage et tente d’apercevoir Ahmed.

Cette fois, il l’a vraiment perdu.

Toujours en cherchant son ami des yeux, Pierre avance et se laisse porter par le mouvement de corps parcourant des yeux l’endroit pour apercevoir son guide.

Les vendeurs de babouches se tiennent dans de petites échoppes ou des tas énormes de chaussures colorées sont emballées et empilées dans des sacs plastiques transparents.

Les marchands ont sortit de grands panneaux de bois entièrement recouverts de toutes sortes de babouches différentes par leurs formes, couleurs, motifs brodés ou gravés, certaines destinées à un usage intérieur, d’autres tout terrains, certaines sont recourbées à leur extrémité comme les chaussures d’Aladin, d’autres piquetées de paillettes brillantes, il y en a qui sont brodées de motifs destinés à une clientèle féminine.

Un choix illimité, une gamme sans fin, tellement que Pierre se demande comment les commerçants peuvent gérer un tel stock.

La réponse arrive assez rapidement quand le vendeur d’une échoppe arrive à toute vitesse dans une autre en tenant à la main une paire de babouches rose bonbon.

Celle-ci est brodée d’un motif floral en paillettes.

Il parle rapidement au vendeur qui lui répond non de la tête.

Alors un autre vendeur situé deux boutiques plus loin l’appelle et lui tend le fruit de ses recherches.

Voilà, c’est tellement simple en fin de compte, tous fonctionnent en réseau, à flux tendu.

Pierre imagine la même scène en France, impossible.

Aucun commerçant de France n’aurait réagit comme ça.

Plus loin, un vendeur de K7 fait hurler les enceintes qu’il a installé devant sa boutique, d’une musique chargée de violons synthétiques et d’un orgue électronique un peu kitch.

Le chanteur à la voix de miel exprime en Français et en arabe les yeux de sa belle qui ne l’ont pas regardé et les larmes coulant de son cœur blessé, on reconnait, mêlé au chant larmoyant glissé par une voix de crooner castré, le désespoir d’un jeune homme en proie aux supplices de l’amour impossible, et l’arrogance d’une jeune et jolie gazelle renforcée dans son pouvoir par ce qu’elle vient de découvrir : elle peut faire pleurer les hommes.

Dans la mini boutique à l’enseigne de la FNOC, un grand nombre de pochettes de K7 et CD étalent les allures des chanteurs dans des pauses dignes de célèbres chanteurs de pop ou de soul américain.

Les visages arborent tous un air charmeur, et une tentative de sourire mystérieux aux yeux plissés renforce l’illusion d’une star intouchable.

Les caractères arabes écrits en couleurs fluo sur les pochettes des albums, parachèvent le coté Bollywood des personnages dans des poses menton sur le poing et index sur la joue.

Au détour d’une ruelle, Pierre voit une jeune femme assise par terre un enfant dans les bras.

Elle mendie et affiche un visage d’une tristesse absolue.

Pierre est touché par le malheur de cette trop jeune maman.

Il cherche dans la poche de sa chemise, un petit billet qui pourra soulager la peine de la jeune fille quand une main le retient de faire son geste.

- Qu’est ce que tu fais ? demande Ahmed.

- Je veux donner quelque chose à cette triste fille répond pierre.

- Non surtout pas !

- Pourquoi ?

Pierre est surprit du manque de compassion de son ami pour cette pauvre maman dont le malheur est touchant.

- Ce n’est pas son enfant. Elle, elle garde les enfants des autres et s’en sert pour faire la manche aux touristes. Si elle ne trouve pas d’enfant à garder, je sais qu’elle en loue parfois à des familles pauvres. Regarde bien l’enfant, et si tu repasses près d’ici, regarde l’enfant à nouveau, il y a de fortes chances que ce ne soient plus le même une autre fois.

Pierre est choqué par ce procédé. Abuser de la générosité des gens, ce n’est pas une bonne attitude. Il n’aurait jamais pensé que d’aussi odieux procédés puissent germer dans la tête d’une aussi jolie et jeune fille.

- Tu es passé devant moi sans me voir. Je t’ai appelé mais tu ne m’as pas entendu, dit Ahmed.

- Il y a tellement de monde, je suis un peu perdu au milieu de tous ces gens, je n’aime pas beaucoup la foule, ça m’écrase un peu, je ne me sens pas bien quand il y a trop de gens, je ne suis pas à mon aise, il y a quelque chose qui m’étouffe.

- Viens on va prendre un autre chemin, suis moi bien cette fois.

Ils s’engagent dans ce qui semble être une maison et la traverse. Ils ressortent, remonte une petite ruelle, ouvrent une porte et monte un escalier.

Ils se retrouvent sur le toit en terrasse de la maison.

En moins d’une minute, ils sont passés d’une ruelle fermée et bruyante à un toit en terrasse dominant la ville dans un calme absolu.

La ville s’étend à perte de vue.

Les tapis étendus sur les toits se balancent doucement caressés par un petit vent chaud.

Ici et là, des familles installées à l’ombre d’une pergola de cannes se laisse aller au bon temps de cette après midi.

Les femmes s’occupent des enfants et se font des hennés sur les mains, les hommes sont rares, ils fument ou dorment.

- Viens, suis-moi, dit Ahmed en sautant sur le toit d’une maison voisine.

Les maisons sont tellement serrées qu’elles se touchent presque. Pierre et Ahmed sautent de toits en toits.

A certains endroits, des aménagements sont effectués pour faciliter le passage entre les maisons.

Vu d’en haut, on croirait que la ville est comme plate et faire de carrés posés les uns à coté des autres.

Plusieurs fois ils sont descendus dans les cours des maisons, sorti par une porte, marché quelques ruelles, remontés, si bien que Pierre n’a rien vu, il s’est seulement laissé guidé par Ahmed, aussi, quand il lui annonce qu’ils sont arrivés, Pierre est bien incapable de dire par ou ils sont passés, par quelle magie et où sont ils arrivés.


Ils se trouvent sur un toit en terrasse, très grand.

De celui-ci, ils embrassent les trois étages d’une grosse maison, un palais.

Pierre est figé d’admiration devant cette architecture.

Vu d’en haut, la perspective des étages qui donne sur le jardin intérieur est époustouflante.

Ils ont traversé si vite la ville, que Pierre n’a rien vu des maisons qu’ils ont traversé.

Cependant, quelque chose lui dit que la plus belle des maisons, c’est celle là.

Trop concentré à faire attention a où il posait les pieds et à suivre Ahmed qui ne trainait pas, Pierre n’a pas fait de tourisme.

Maintenant, la course sur les toits est finie.

Elle est finie sur le toit d’un palais.

Pierre est ébahi.

Les murs sont entièrement décorés de calligraphies en arabe sculptées dans la pierre.

Le toit où ils sont est bordé d’une corniche couvertes de tuiles vernissées vertes.

Depuis la terrasse, il voit une grande mosquée avec les toits couverts eux aussi de tuiles vernissées vertes.

Le minaret imposant est coiffé d’une coupole.

Les maisons alentours doivent être très vieilles, et sans l’importance des charpentes qui étayent les façades, il y a longtemps qu’elles seraient tombées.

Partout on voit des murs aux blancs passés qui se chevauchent, s’emboitent comme des cristaux de quartz.

La prédominance de l’usage des tuiles vertes donnent à la perspective un petit quelque chose de végétal.

- Ça, c’est la grande mosquée Haraouine, c’est la plus grande moquée de Fès, elle peut accueillir près de vingt milles fideles. Elle est très vieille.

- C’est une très belle vue, une très belle maison, je suis impressionné.

- Je savais que ça te plairait.

Tous les étages de la maison s’ouvrent sur le patio intérieur.

Ils sont décorés de carreaux bleutés contre les murs et un garde fou maçonné de motifs maures protègent les étages.

Les murs de briques stuquées percés de petites formes géométriques, protègent l’hôte d’une malheureuse chute dans la cour intérieure ou trône une fontaine décorée de carreau de verre bleus, jaunes et verts.

On entend des chants d’oiseaux et le bruit des clapotis de l’eau dans la vasque de la fontaine.

Les arbres, plantes verte, et fleurs repiquées dans de gros pots décorés, créent l’illusion d’un jardin idéal, une ambiance loin des rues bruyantes de la ville.

Autour de cette idyllique installation, de grandes banquettes en fer forgé sont recouvertes de tissus en soie de cactus aux reflets dorés ou de nombreux coussins sont disposés élégamment.

Au centre de cet aménagement, se trouve une table basse dont le plateau en mosaïque évoque un oiseau aux plumes de feu tant les nuances de rouge et de jaunes sont nombreuses.

Tout ceci attend le visiteur pour un avant gout de paradis.

Ils descendent.

Un jeune homme à la peau très noire, habillé d’un pantalon et d’une chemise blanche sans col, chaussé de babouches d’intérieur blanche aussi, et ceint d’un ruban rouge autour de la taille les accueille.

- Salam’ou’allikoum Sidi, dit il à l’adresse d’Ahmed, Bonjour monsieur, soyez le bienvenu, dit il a Pierre, votre mère s’est inquiétée de votre retard, on vous attendait pour déjeuner.

- Oui, nous avons été retardé sur la route, nous avons pris le temps d’apprécier les spécialités locales, répond Ahmed avec un clin d’œil à l’adresse de Pierre.

- Je vais vous faire préparer quelque chose à la cuisine, dit le serviteur avant de disparaitre dans une porte dérobée derrière une tenture.

- Dis moi, c’est très luxueux chez toi, on se croirait dans un décor de film.

- Oui c’est une belle maison, c’est notre maison de famille. Quand j’étais petit, nous étions nombreux à vivre ici, ma mère, mon grand père, mes tantes et leurs maris, mes cousins, mes frères, on était presque trente, on jouait souvent à cache-cache. C’est comme ça qu’on a vraiment découvert la maison et ses secrets. C’est une grande maison, elle plus de vingt chambres, deux salons d’apparat, cinq appartements réservés aux femmes et puis l’appartement du maitre et trois pour les hommes, sans compter les appartements destinés au personnel. Maintenant, il ne reste que ma mère et les employés de maison qui travaillent pour nous depuis de nombreuses générations. Ils disent qu’ils faut y être né pour y travailler.

- Tu préfères la maison de ton père à Chaouen ?

- Non je préférerais être en France.

- J’avoue que je ne te comprends pas. Tu préférerais être en France dans un appartement minable avec un petit métier de rien, loin de chez toi et de ton histoire, plutôt que dans les murs de tes ancêtres ? C’est dommage que tu ne sois pas né en France puis revenu dans ton pays, je t’avoue que tu ne parlerais pas le même langage, tu ne porterais pas le même regard sur ce qui t’entoures, finalement, tu ne te rends pas compte des possibilités qui te sont offertes et de la chance que tu as. Regardes autour de toi, tu crois que tout le monde à la possibilité de vivre comme tu vis ? Tu peux faire ce que tu veux, ici c’est chez toi, tout est entre tes mains.

- Je ne suis pas libre.

- Tu n’es pas libre ? Mais qu’est ce qu’il te faut ? Qu’est ce qui ne va pas pour toi ? Tu vas, tu viens, sans problème, sans compter le temps ou les distances et je ne parle pas d’argent, la vie est à toi, que te faut il de plus ?

- La liberté ?

- La liberté, mais tu peux l’avoir non ?

- Oui

- Alors ?

- Alors voila, je gagne ma liberté.

- Mais comment ?

- Ça je ne peux pas te le dire.

- Tu as dit que tu me dirais tout.

- Oui, mais ma liberté, c’est mon secret de l’oued, tu as dit que je devais le garder.

- Si c’est un secret si dur à garder, tu n’as qu’à le dire.

- Pas maintenant, je te le dirais, peut être, j’espère seulement qu’il ne te fera pas fuir.

- Rien ne peut me faire fuir Ahmed.

- Je vous ai servi au petit salon.

Le serviteur est de retour et invitait Pierre et Ahmed à entrer dans une pièce devant la porte de laquelle il se tenait.

- Le petit salon ! Si c’est ça le petit salon, je serais curieux de voir le grand !

La pièce mesure environ cinq mètres par six. Le plafond s’élève à cinq ou six mètres de haut complètement conçu de bois ouvragé.

Il se relève en coupole riche d’un travail d’ébénisterie d’art très ouvragé.

Des gouttes de bois semblent couler du plafond.

Les rouges et les ors créent un mouvement, un jeu de lumières qui semble faire respirer l’ensemble.

Les ocres, les jaunes, les vert-amandes s’agencent en une multitude de petites figures très complexes qui flattent la rétine et enivrent les yeux.

Pierre est pris d’un vertige devant une telle splendeur.

Sur les murs, des versets du coran stuqués déroulent leurs litanies dans une frise sans fin. Les murs sont entièrement décorés d’un motif en mosaïques ajustés au micron.

Les banquettes qui garnissent entièrement le tour de la pièce sont recouvertes d’un tissu à bandes très brillant.

Le tout donne un tel éclat, que Pierre pense à un écrin dans lequel ils seraient des bijoux à qui l’on servirait quelques nourritures sacrées.

La table regorge de plats.

Une odeur de cannelle et de sucre cuit s’élève dans la pièce.

L’émotion de Pierre est telle, qu’un instant, il se demande s’il va réussir à avaler quelque chose.

Ils s’installent, le serviteur leur sert le thé.

Dans un grand son, le liquide se déverse dans les verres, la vapeur mentholée se mêle aux effluves des victuailles finement préparées et présentées dans de la vaisselle artistiquement décorée de motifs bleutés en arabesques.

Les verres à thé, décorés de dorures, trônent sur un plateau argenté finement ciselé. Autour, pastillas, tagine de mouton aux pruneaux, poissons, salade de tomates, beignets de toutes sortes, petites olives noires, vertes, au poivrons, aux anchois, aux légumes marinées etc. partagent la vedette avec les citrons confits, les fèves à l’huile, les coupelles de sauce tomate, d’huiles d’olive, d’argan, des purées de piments, d’harissa et bien d’autres… Quelques cuisses de poulet bien grillées, des morceaux de mouton à la braise, du couscous… Le tout arrangé sur la table comme le sujet d’une nature morte pour si jamais un peintre inspiré venait à passer par là.

Ahmed rompt un pain en deux et donne la moitié à Pierre.

- Bismillah dit il en trempant son pain dans une coupelle de piment.

- Bismillah répond Pierre en goutant le tagine de mouton aux pruneaux.

L’odeur domine tout et finalement la première bouchée en appelle une seconde.

Les deux amis mangent avec un bel appétit.

- Mange, mange, rappelle Ahmed à Pierre lorsque celui-ci lève le pied. Mange … Bois du thé, goute ça, mange ça, et ceci là, ça c’est très bon, mange…

Ils ont convenablement fait honneur à la table et Pierre à tout gouté.

Un dernier verre de thé et la fatigue du voyage se fait sentir.

- Allons faire une sieste, ensuite, nous sortirons en ville si tu veux.

- Oui, ce serait bon de dormir un peu. Après ce bon repas et les aventures de la route, je suis fatigué. J’ai eut une belle journée et ma dose d’émotions.

- Viens dans mon appartement, nous t’installerons une chambre tout à l’heure. Pour l’instant, il faut nous reposer.

A l’étage, ils entrent dans une grande pièce garnie de tapis et de tissus tendus. Le plafond laisse apparaitre de grosses poutres de cèdre. De nombreux fauteuils sont disposés autour d’une table basse en bois et verre installée devant une grande cheminée de marbre.

Une porte à double battants, ouvragés de minutieuses sculptures peintes en dorés et crème, ouvre sur une chambre de grande taille ou se trouve une table de travail en bois brut d’allure simple, et d’une chaise de bureau patinée par les années.

Un ordinateur portable est fermé et posé sur une tablette.

Un grand lit à baldaquin d’où tombent de grands voiles moustiquaire de couleur jaune pale ainsi qu’une bibliothèque garnie de livres de cours d’économie composent l’essentiel de l’ameublement de la pièce.

De gros coussins sont étalés sur les tapis très colorés qui recouvrent tout le sol.

Des livres gisent sur les tapis, les autres sont consciencieusement installés dans la bibliothèque.

Une cheminée d’allure plus modeste que celle de la première pièce est masquée par une porte en bois décorée qui ferme le foyer.

De grands miroirs décorés de corne et cerclés de cuivre composent l’essentiel de la décoration murale.

Des appliques en fer et pâte de verre dissimulent les ampoules électriques.

La décoration est simple mais agréable.

Une porte donnant sur une salle de bain est ouverte et Pierre peut apercevoir une vieille baignoire émaillée qui repose sur ses quatre pieds en forme de coquilles.

La plomberie de cuivre rouge reluisante est apparente et semble d’un autre temps.

Un lavabo et un siège anglais complètent le mobilier du cabinet de toilette.

De gros robinets en forme de croix permettent d’affirmer que tout est d’époque.

Le sol est carrelé de terre cuite et les murs sont recouverts de carrelage couleur vert d’eau.

- Tu peux prendre un bain si tu veux, pour te détendre de la route propose Ahmed.

- Avec Plaisir oui.

Ahmed fait pivoter un grand miroir qui masque un placard mural, duquel il retire une serviette éponge, ainsi qu’un ensemble en lin léger qu’il tend a Pierre.

- Et puis tu pourras enfiler ça après, on n’a pas pris ta valise dans la voiture. On pourra la prendre après.

- Je n’ai pas de valise répond Pierre avant de rentrer dans la salle de bain.

Il se fait couler un bain. Ils avaient prévus d’aller au hammam à Chefchaouen et puis les événements de la soirée n’avaient pas permis qu’ils y aillent.

Il s’était douché rapidement à l’hôtel, mais la salle de bain d’Ahmed est autrement plus classe que les équipements rudimentaires de la petite citée rifaine.

L’eau coule abondamment et est bien chaude.

Bientôt, la pièce baigne dans la douce vapeur dégagée par le tub, créant une atmosphère propice à la détente et à la rêverie.

Pierre savoure ce bain d’un autre temps comme si c’était la première fois qu’il utilisait une baignoire, la première fois qu’il prenait un bain.

Il a le sentiment de remonter dans le temps dans cette pièce comme un sas, clos, ailleurs…

Pierre se laisse aller à ses rêveries.

Détendu, cette pièce lui fait revenir en mémoire le temps ou, enfant, il était un peu copain avec Victor Weiss qui fut un des heureux propriétaires des quelques wagons de l’orient express qu’il a, un jour, garé en terminus à Sospel.

Victor lui avait confié une clé et un passe partout, ainsi, Pierre pouvait passer le temps qu’il voulait seul dans les wagons restaurant ou les couchettes du célèbre train, pendant que Victor se suicidait à la bière, et faisait le fond de commerce de quelques bistrots.

Les matières et les odeurs, les lieux, un peu comme cette sale de bain, le transportait dans les pages jaunies de romans d’une autre époque.

Il avait longuement observé les compartiments pour imaginer lady Christie écrivant son fameux crime de vengeance.

Longtemps il était resté dans ce train mythique, attendant un improbable départ.

Malheureusement, le train est pour toujours à quai et les pullmans son reléguées à l’usage d’un simple objet de curiosité.

Ces wagons qui ont traversé plusieurs fois l’Europe, qui n’était pas encore une entité politique, mais dont Istanbul faisait partie, l’Europe qui n’était à l’époque qu’une définition géographique, dont la frontière était le nord de l’Angleterre et le détroit du Bosphore…

Les wagons étaient tractés par une locomotive à vapeur qui crachait dans l’air de gros nuages noirs et des étincelles, fonçaient sur les interminables rails qui traversaient les contrées et dont seul, les passages en douane et les tempêtes de neige, annonçaient qu’on passait les barrières symboliques de la politique et des intérêts qui déchirerons l’Europe.

Tous les grands personnage qui étaient entrés dans ces wagons, avaient dormis sur ces banquettes, écris sur ces tablettes, séjourné dans les couloirs et les lieux, toutes les intrigues qui s’étaient tramées dans ces fauteuils, il n’en restait que des cuirs patinés, des poussières déposées, des tapisseries éteintes, usées par les toilettes de ces belles dames du siècle, et les cigares fumés par ces gros messieurs bien pensants.

Pierre imaginait le colonel, pipe à la main et Hercule Poirot, la moustache impeccablement Belge, essayant de dénouer les fils d’une machination bien imaginée par des complices assoiffés de sang et de vengeance.

Bien sûr, ce n’est qu’une histoire sortie de la tête fertile d’une reine de la plume, mais comment ne pas imaginer Agatha Christie passer de compartiments en compartiments à la recherche du petit détail qui couronnera la complexité de son récit.

Pierre aimait la deviner, intriguée, un carnet à la main, arpentant les wagons à la recherche de l’inspiration.

Parfois, il se surprenait à rêver, installé dans un des fauteuils du salon, qu’autour de lui, il y avait des Russes blancs fortunés qui traversaient l’Europe à la recherche d’un havre de paix ou ils pourraient envisager de reconstruire autour d’eux l’ambiance qui régnait dans la grande Russie d’avant la révolution de sa mise en faillite.

Il les imaginait, fuyant la répression et la mort.

Certains d’entres eux s’étaient installé presque à l’année dans un wagon spécial ou quelques trains similaires.

Ils parcouraient l’Europe comme des sans-terres, de gares en gares, de quais en quais, transportant avec eux leurs meubles, leurs icones, leurs trésors, parfois leur armée…

Les messieurs s’effaçaient avec galanterie dans les couloirs devant les belles dames qui ne laissaient comme trace de leur passage que l’étoffe d’une robe, le souvenir d’un parfum.

Des princesses exilées, loin de leurs palais, suivies par leurs gouvernantes attentives au moindre désir de leurs maitresses exigeantes.

Dans les cuisines, Pierre imaginait les commis allumant les cuisinières à charbon pour préparer les repas des passagers sous les ordres d’un chef tyrannique rodé à travailler dans les conditions les plus dures, sans que les passagers ne puissent s’imaginer un instant quel exploits ils réalisaient au quotidien, dans le wagon surchauffé, à l’air raréfié par la combustion de l’houille mortelle.

Ainsi, ravitaillé en frais de gare-en-gare avec une organisation quasi militaire, l’incroyable train, véritable hôtel de luxe roulant par tous les temps, comme un bateau traversant la tempête et les paysages hostiles, a marqué l’histoire, les histoires, avant de se garer une dernière fois en ne gardant pour lui que les fantômes d’une époque bien résolue.

Une autre époque pas si révolue qui est celle d’un antisémitisme entendu, pas si innocent, bientôt plus de passif, un temps qui annonce une époque de collaboration du peuple et des institutions, qui annonce la venue d’une armée marchant au pas et dont Myatt de Graham Greene sera l’archétype depuis Londres, Ostende, Cologne, Vienne, Subotica, jusqu'à Constantinople ou le vilain juif préférera son contrat à sa belle... L’appel de la poche à l’appel du cœur, oh le vilain juif !

Propagande à l’heure de son temps,

L’orient Express est un livre de 1932…

En ce temps, les passagers parlaient politique, la guerre aux portes de l’Europe annonçait la fin future des grands paquebots, des palais sur la Côte-d’Azur, mais personne ne voulait, ou ne pouvait vraiment y croire.

Aujourd’hui, les wagon Pullman de la société des wagons lits sont garés, remplacés par le train bleu.

Ils sont immobiles, pour toujours, se piquent de rouille sur une voie de garage, reliqués à des objets de curiosité, victimes de tagueurs, il en émane cependant la force propre aux objets du passé, on sent que bien qu’arrêtés, ils roulent encore, qu’ils ont gardé dans quelques recoins, leurs agencements, le secret de leurs engrenages, quelque chose du balancement des wagons sur les voies, des coups de sifflets des gares, des saccades rythmées des aiguillages, du ballet des rails et des claquements sourds de la masse qui s’ébranle au départ.

Assit dans un des fauteuils du salon, Pierre espérait voir le paysage se mettre en mouvement, entendre quelques coups de sifflets autoritaire, voir les passagers se hâter sur le quai en grandes embrassades, les cris des chefs de wagons, les employés chargés à la hâte des malles aux coins cuivrés et aux cuirs cirés fermées par de puissantes serrures à rabats.

De belles dames se faire aider par des messieurs à chapeau, une ombrelle dans la main, dans l’autre un petit carré de tissus blanc et précieux brodé d’initiales destiné à recueillir les larmes, saluer les amis, la famille réunis en masse sur le quai, venus pour accompagner un proche pour un dernier voyage à travers l’Europe, à travers l’histoire.

Le quai se blanchit et s’agite, le train s’ébranle, le train est immobile, cependant, l’histoire avance.

Pierre à toujours aimé se fondre dans l’histoire des lieux, des objets, la remonter, s’introduire dans celle-ci sans bruits, comme un spectateur derrière une glace sans tain.

Il a toujours été sensible aux lieux et objets dont on a dédaigné l’usage.

Il a toujours eut pour jeu, en voyant un vieil objet, de l’imaginer dans les mains de son propriétaire le jour où ce dernier l’a acheté, tout neuf, emballé.

C’est pourquoi Pierre a toujours été attiré par les lieux anciens comme les châteaux, les abbayes, les cathédrales, les musées.

Ici, dans cette maison, à cet instant précis, Pierre à la sensation d’être un visiteur privilégié d’un Maroc d’un autre temps, un de ces français précieux du Maroc Imperial, de ceux qui demeuraient dans ces grands riads, et qui possédaient à l’époque ce que tous les marocains d’aujourd’hui ne possèdent toujours pas, une salle de bain avec de l’eau chaude courante et de l’électricité.

Ce sont bien ces mêmes privilégiés qui voyageaient dans les wagons Pullman et qui faisaient leurs ablutions dans cette salle de bain.

Une même énergie semble émaner de ce lieu comme des célèbres wagons.

Pierre reste un long moment dans le bain chaud entouré de l’épaisse vapeur.

L’email de la baignoire conserve et répartit la chaleur comme dans un cocon.

Il Pourrait rester des heures dans cet état tant le lieu semble lui parler, lui raconter des histoires de princesses orientales charmées par des messieurs aux allures raffinées, des histoires de jeunes colons tout juste arrivés de France et déjà sous le charme de la terre du Maroc, des fonctionnaires de l’état qui ne repartirons plus jamais de ce pays qui avait, et a toujours, mais peut être d’une autre façon, quelque chose de touchant, une vibration qui prend l’âme et le corps du visiteur qui accepte de se laisser bercer par le son et les odeurs, le rythme tranquille des choses, l’authentique réalité de la vie.

Pierre se plait à imaginer des messieurs quatre épingles qui abandonnent du jour au lendemain, uniformes, costumes de ville et chapeau au profit d’un vêtement plus local fait de lin de coton, de soie ou de laine, laissant les chaussures de ville pour les babouches et la bouffante pour le narguilé.

Jour après jours, ils délaissent la fourchette pour le pain, le café pour le thé, le français pour l’arabe, la France pour le Maroc.

En s’habillant, Pierre se rend compte que lui aussi semble se conduire comme eux, et que lui aussi se laisse conduire plus ou moins consciemment par le charme envoutant du Maroc.

Un coup d’œil dans la glace embuée de la salle de bain, et il lui semble qu’un couloir du temps s’est ouvert.

Regardant autour de lui, dans la salle d’eau, plus rien n’a d’âge.

Il pourrait tout aussi bien se trouver ici cinquante ans plus tôt sans que ni lui, ni le lieu ne puisse en être dérangé.

Une impression d’orient express le traverse, à la différence qu’il y a entre lui, le train et le lieu, c’est que le lieu n’est pas sur une voie de garage.

Le lieu, lui, semble bien vivant, les gens de la maison veillent sur le bon fonctionnement de celle ci, les visiteurs continuent d’imprégner le lieu de leurs voix, leurs émotions, lui n’est qu’un de plus, un passager de ce gros bâtiment qui navigue dans l’almanach, immobile parmi les vagues de bâtiments qui l’encercle et qui, eux aussi, vibrent au temps qui passe.

Bien sur, quelques maisons sont délabrées, délaissées, ruinées, abandonnées pour toujours, jetées au rebut de l’histoire et offertes en sacrifice à l’usure des pluies et du vent dans l’ultime espoir de, peut être, être rachetées à bon prix par quelques étrangers fortunés, et redevenir une page blanche à écrire, une page blanche dans un livre déjà écrit.

Comment ne pas s’attrister en voyant ces riads à la mode de Montmartre, de Londres ou de New-York, des lieux bobos décorés par des architectes bien en vue, diplômés DPLG, enfermés dans des stéréotypes et qui ne feront pas du lieu un témoin de son temps passé, mais une caricature du Maroc pour blanc, décorés à l’extrême ou épurés à la mode loft parisien, Fès-sur-seine, Marrakech-sur-Oise ou Agadir-les-bains.

Ou sont les marocains dans tout ça ?

- « A Marseille ! » répondrait Ahmed si on lui demandait.

Pour Pierre, qui, nous le savons, vient au Maroc pour la première fois, il se passe quelque chose.

Il sent bien qu’entre les tours high-tech et les maisons traditionnelles, les vêtements des gens à l’occidentale et les djellabas, les carrioles et les 4x4 de luxe, il sent que les gardiens de l’histoire regardent ailleurs, trop au nord selon lui.

Pierre sent que les gens ne contemplent pas ce qu’ils ont avec amour.

Tout ceci, Pierre le ressent dans le regard que les gens portent sur lui, la façon qu’ils ont de le considérer, de parler de leur pays avec frustration, d’envier les objets nés des nouvelles technologies dont les vitrines sont pleines, les gens sont en train de devenir à leur tour, victimes de ce monde d’alouettes, la société de consommation.

L’Europe, trop proche et trop loin à la fois.

Comme disait Porfirio Diaz, le dictateur mexicain (Oaxaca 1830, Paris 1915) « Pauvre Mexique, si loin de dieu et si près des États-Unis »

Ici, l’euro est dans la bouche de trop de gens.

« L’Europe, s’ils savaient » se dit Pierre.

Si les africains avaient la possibilité de vivre en Europe et de pouvoir retourner dans leur pays sans honte sans ramener avec eux, aux yeux de leurs proches, une impression d’échec.

Ah, s’il ne fallait pas retourner au bled avec une voiture neuve et la panoplie du parfait petit occidental, payée à crédit…

S’il ne fallait pas hypothéquer sa vie et vendre son âme aux toutes puissantes déesses de l’argent dans les nouveaux temples que sont les organismes de crédit bancaire pour paraitre aboutis, arrivés, accompli au sein de cette société, grande et trop belle statue aux pieds d’argile qu’est la société de consommation.

Cons sommés de consommer.

Sommés de produire pour posséder et jeter.

Destinés à ne plus fabriquer mais produire des services, la société de servitude, gratter du papier, pianoter sur des écrans, vendre sans fabriquer, acheter en Asie pour vendre à crédit des objets qui donnent l’illusion du bonheur.

Manifester pour les droits de l’homme et après, signer un gros chèque pour faire tourner les ateliers du monde alimenté par une main d’œuvre mineure et bon marché.

Prôner la non-violence, et fabriquer des armes, donner des leçons de démocratie, et voler le pouvoir avec des discours démagogiques et des coups bas.

Prôner la transparence et s’entourer du voile obscur de la raison d’état.

Chier sur le peuple et se torcher avec la constitution.

Au pays des aveugles et des borgnes sans voix.


Pierre sort de la salle de bain.

Ahmed est allongé sur les tapis, un coussin callé sous son bras. Il termine de rouler un joint.

- Tiens, allume le, après un bon bain, un bon joint et c’est le confort assuré.

- Je n’en doute pas.

- Après je te ferais visiter la maison si tu veux.

- Oui avec plaisir, je suis curieux de visiter la maison, elle a l’air si vieille et si belle, je me réjouis d’avance de voir les trésors qu’elle recèle.

- Il est tard pour sortir en ville. Je te ferais visiter la médina demain et on passera voir un Ami si ça ne te dérange pas.

- Non pas du tout, avec plaisir.

- Il n’y a pas beaucoup de pièces occupées dans la maison, mais je suis sûr que ça va t’intéresser.

Pierre se cale vers son ami et allume le joint.

Ils fument tranquillement.

Le serviteur leur porte un plateau de thé avec des gâteaux secs.

Ils fument tout en buvant et mangeant.

- Je crois que je vais éclater si je continue à manger comme ça, on mange beaucoup au Maroc.

- Ah bon ? Tu trouves ?

- Oui je trouve. Un petit café, un thé, des gâteaux, un tagine, un thé, un casse-croûte, un café au lait, des gâteaux, un tagine, un thé, des gâteaux, une brochette, un thé, on dirait que ça ne s’arrête jamais.

- Il faut manger, c’est important !

- C’est ce que j’ai cru comprendre...

En quelques minutes la pièce est envahie de fumée.

Le brouillard se repend dans l’air et dans les yeux de nos deux amis.

Bientôt, ils sombrent dans un sommeil digestif, tous deux allongés sur le tapis et les coussins.

Pierre se rêve prince du désert.

Il erre dans un grand Palais et les serviteurs nombreux se courbent sur son passage.

Les poètes, venus querir quelques pièces d’or, rivalisent en récitant des louanges dans des joutes verbales acharnées, les belles à demi nues ondulent sensuellement leurs corps sur des musiques tambourinées. Elles cherchent à attirer son regard pour l’enfermer dans la toile de leurs charmes qu’elles tissent à grands coups de déhanchements voluptueux.

Pierre cherche autour de lui, il lui manque quelque chose d’essentiel pour lui.

Enfin,

Ahmed fait son apparition et Pierre est sous le charme. Ahmed parait plus jeune que d’habitude, il porte un costume cousu d’or, sa démarche est gracieuse et noble, de sa personne s’échappe quelque chose de divin.

Pierre s’approche de lui.

La présence d’Ahmed le réconforte, son odeur le charme et il est pris d’un désir que jusqu'à maintenant il n’a jamais éprouvé, les lèvres d’Ahmed brillent.

Pierre se réveille.

Le rêve l’a bouleversé.

Il regarde Ahmed endormi à coté de lui et a une réminiscence de son rêve.

Le désir qu’il a d’Ahmed revient à la charge comme un vol d’étourneaux, Pierre est ému par la vue de son ami langui, offert à ses cotés, le corps de Pierre subit des décharges d’hormones.

En lui, s’éveille un sentiment, un désir qu’il ne contrôle pas et qu’il ne connait pas. Ahmed est si beau et si tranquille dans son sommeil.

« Le hachich me donne de bien curieuses idées » se dit-il.

La sensation reste en Pierre. Il est gêné et satisfait du sentiment qu’il éprouve. Il cherche en lui à définir plus clairement la nature de son émotion et à donner un nom à son sentiment puis, épuisé de refuser les mots qui arrivent évidents, il abandonne cette tentative qu’il juge vaine et se rendort.

Cette fois ci, il ne trouve pas un sommeil calme.

L’image d’Ahmed est omniprésente et semble l’attirer vers lui, l’appeler sans cri

Il rêve qu’il est tout à la fois lui et Ahmed, il se voit caressant ses cheveux, doucement, sa nuque, son cou, son épaule, il sent tout à la fois la sensation de la main qui touche et de la peau qui est touchée par la main.

A ceci, il prend un grand plaisir.

Il sent la main.

Elle est douce et chaude, c’est celle d’Ahmed.

Il se voit par les yeux d’Ahmed, ébouriffant les cheveux ondulés et châtain de Pierre, il sent l’odeur de la peau d’Ahmed qui agite ses sens et donne à son cœur l’envie de battre plus fort.

Il sent un corps le frôler puis, avec douceur, venir s’appuyer contre le sien et s’abandonner sans intentions préméditées. Pierre abandonne son corps à cette nouvelle douceur qui est à lui, il sent leurs chaleurs s’échanger.

Ce sentiment de calme et de force, ces deux corps pressés l’un contre l’autre, la plénitude qui emporte l’esprit de Pierre le comble.

Il pourrait rester avec cette sensation d’espace partagé, de corps flottants dans l’éther toute sa vie. Il souhaite ne pas revenir à la réalité, ne pas se réveiller, étirer cet instant jusqu'à la fin des temps.

Il a flirté avec des forces et des émotions jusqu’alors inconnues pour lui.

Mais il semble que déjà, la vitalité de cet instant précieux est en train de se calmer et les esprits de rependre corps.

Quand Pierre reprend connaissance, il est seul dans la chambre dans l’exacte position qu’il avait lors de son endormissement, le mégot éteint du joint dans sa main posée sur son ventre.

Un dernier rayon de soleil perce entre les maisons qui bordent la chambre.

Pierre a l’impression d’avoir dormi cent ans.

Une curieuse sensation le saisit, l’impression d’être un peu un autre.

Encore engourdi dans son sommeille et son rêve, Pierre est ému par le souvenir des émotions qu’il a ressenti avec Ahmed, comme s’ils ne faisaient qu’un, leurs corps serrés avaient produit sur Pierre un effet encore inconnu pour lui.

Ahmed apparu avec une théière à la main.

- Bonjour, tu es reposé ?

- Très bien merci, j’ai l’impression d’avoir dormi des heures.

- Non tu as dormi moins d’une heure, j’allais te réveiller pour te faire visiter la maison avant que la nuit ne tombe.

- Oui c’est bien.

Pierre a peine à cacher son émotion au moment ou il voit Ahmed.

Quelque chose c’est passé en lui et qui a déclenché un processus qu’il ne contrôle pas.

Il sent en Ahmed un sentiment de satisfaction de l’ordre de l’intime, quelque chose de fort, presque mystérieux, sorcier.

Il sent qu’Ahmed ressent pour Pierre une émotion que lui aussi semble cacher.

Ahmed n’en dira rien et ça n’est pas plus mal, Pierre serait désorienté de dévoiler ses sentiments pour Ahmed, c’est pour lui quelque chose de si nouveau qu’il est gêné.

Jamais Pierre n’aurait cru ressentir une impression aussi physique d’attirance pour un garçon.

Il est brouillé par l’attrait qu’il a pour son ami et ne sais pas comment s’en débarrasser.

Partir ?

- Tu es superbe dans ton ensemble, on dirait un vrai marocain, on dirait que tu es depuis toujours dans ces murs, cette maison te vas bien.

- Oui je me sens comme dans un marocain.

- Tu ne fais pas si bien dire.

- Je ressens beaucoup de choses dans cette maison, j’ai l’impression qu’elle m’appelle, que je fais un peu partie des murs.

- Soit ici comme chez toi. Ahmed sert le thé. Ma mère est ici on pourra aller la voir si tu veux.

- Oui avec plaisir, je suis enchanté de rencontrer ta mère.

- Mange un peu, tiens, bois du thé.

- Le thé est vraiment la boisson la plus plaisante que je connaisse, dit Pierre comme pour masquer ses vraies pensées, l’odeur de la menthe chaude est sans aucun doute le parfum le plus stimulant, et ces petits gâteaux sont une vraie merveille.

- Ils sont fabriqués ici, c’est Mariem, la cuisinière qui les fabrique, c’est une de ses occupations favorites, faire des gâteaux et contrôler qu’ils sont mangés en quantité suffisante. Elle prend mal un ralentissement dans l’engloutissement quotidien de ses créations. Mariem est un vrai cordon bleu, elle connait tous les gâteaux, tous les plats, elle ne sort quasiment jamais de sa cuisine, c’est une vraie passionnée de son travail, à croire qu’elle ne vit que pour plumer des poulets, égrainer du couscous, et faire des gâteux. Dans la maison, c’est chacun sa place, tu ne verras que très rarement la cuisinière en dehors de sa cuisine, le jardinier n’entre jamais dans les salons, les bonnes ne font que le ménage et seul Amadou entre dans ma chambre. Chacun a son travail bien défini depuis toujours. Amadou n’est qu’à mon service, donc au tien. Tu peux lui demander tout ce que tu veux sans exception. Toi et moi, c’est pareil, il le sait.

- Amadou apparait au moment où Ahmed parle de lui.

- Votre mère vous attend au petit salon Sidi. Elle demande que vous ne la fassiez pas trop attendre, car elle ne restera pas pour diner et voudrait que vous veniez la saluer avant qu’elle ne reparte pour quelques courses urgentes.

- Bien nous descendons tout de suite.

Quelques minutes plus tard, ils sont au petit salon.

- Bonjour mère, dit Ahmed en lui embrassant les mains et le sommet de la tête.

- Bonjour madame, dit Pierre, en lui tendant la main.

- Bonjour Pierre, soyez le bienvenu dans notre maison, soyez ici comme chez vous, c’est tellement rare de recevoir de la visite, c’est un tel ravissement de vous recevoir ici. Cette maison ne devrait pas rester sans visiteur, dit-elle le regard perdu dans quelques pensées.

La mère d’Ahmed est installée sur une banquette et se tient très droite.

Il émane d’elle une grande noblesse et on sent qu’elle a reçu une éducation très stricte.

C’est une belle femme d’une quarantaine d’années habillée très élégamment d’un tailleur façon Chanel.

Elle porte les cheveux sans foulards, impeccablement tirés et nattés.

Ses mains fines montrent qu’elle n’a jamais effectué de travaux domestiques.

Durant toute la rencontre, elles resteront figées sur ses genoux.

Son visage est lisse quasiment aucune ride ne la marque, un air de solennité et de tristesse se dégage de ses sourires dosés et de ses expressions retenues.

Elle ne parait pas quelqu’un qui rit beaucoup ni même qui pleure mais d’une personne qui se retient et qui garde un masque d’impassibilité et de fatalisme.

Sa voix est pointue avec un petit accent des faubourgs.

Pierre comprend en voyant la mère d’Ahmed que le vide est le principal habitant de la maison et que l’on ne s’y amuse pas beaucoup.

Il sent de la tristesse dans la voix de la mère d’Ahmed.

- Cette maison est tellement grande, et tellement silencieuse, mais je suis sûre que votre présence va ranimer les lieux. Vous restez avec nous je crois ?

- Ahmed regarde sa mère avec une expression de reproche.

- Je veux dire…. Vous n’allez pas à l’hôtel ? Reprend-elle. Soyez notre invité aussi longtemps que vous le souhaitez, cette maison est votre maison.

- Merci madame, j’accepte votre invitation avec joie. Je trouve que cette maison a quelque chose de fascinant, une force qui attire et détache de la réalité. J’ai la sensation que le temps s’est arrêté ici, vous savez, des lieux comme celui-ci, il ne doit pas y en avoir beaucoup selon moi.

- Peut être, répond la femme l’air déjà ailleurs.

Une servante apporte du thé et des gâteaux.

- Ah ! Du thé, s’écrie la mère d’Ahmed comme si elle apercevait la terre depuis un bateau.

Le thé comme la terre arrive au bon moment, visiblement la mère d’Ahmed n’a pas la tête à des mondanités.

Elle regarde son fils, anxieuse.

- Combien de temps seras tu encore avec nous mon fils ?

- Je ne sais pas, un jour ou deux encore ma mère.

- Tu vas me manquer tu sais.

- Bien sur que non maman, tu le sais bien, je ne serais jamais vraiment parti.

- C’est vrai, j’espère tout de même que ce que tu vas laisser de toi restera tout de même auprès de moi.

- Bien sur, je suis de ta chair et de ton sang ma mère, et ça, c’est pour toujours à toi, mon esprit m’appartient, c’est ainsi.

- Oui c’est vrai, c’est ainsi répond elle avec fatalisme.

Pierre est stupéfait par le surréalisme de la discussion entre la mère et le fils mais il n’en fait rien paraitre. Il y a visiblement un gros malaise entre eux deux mais rien ne peut être changé.

Par amour, une mère peut accepter des choses que le commun des mortels ne pourrait souffrir.

Il y a entre Ahmed et sa mère un secret qui leur brise le cœur. Mais, par amour pour son fils, elle a accepté la situation, s’est résignée à une condition qu’elle ne peut pas approuver de son plein gré.

L’idée de voir son fils s’éloigner d’elle l’attriste, ça se voit. Mais Ahmed a l’air tellement ferme, sûr de lui, que cela fait un peu peur à Pierre.

Visiblement Ahmed est peu présent et ses errements causent des soucis à sa mère.

Elle craint de perdre son enfant par ses absences répétées et de plus en plus espacées.

Il est difficile pour une mère de couper le cordon qui la lie à ses enfants, ne le coupe t’elle jamais vraiment tout à fait ?

- Bien, je dois partir maintenant, nous aurons tout le temps de faire connaissance plus tard Pierre, dit elle en l’embrassant sur la joue.

- D’accord, bonne fin de journée madame.

- Appelez-moi Omi si vous voulez.

- Oui Omi, à plus tard.

- Au revoir mon fils.

- Au revoir ma mère.


- Ta maman à l’air un peu triste, dit Pierre une fois la femme partie.

- Oui, il y a des choses qu’elle a du mal à accepter chez moi, mais c’est ainsi, j’ai pris une décision pour ma vie, j’ai fait mes actes, mon serment, je ne peux pas le briser, c’est ainsi, on ne refait pas le passé, ce qui est écrit est écrit et ce qui est fait est fait. Quand on s’engage sur un chemin qui est propre, on ne fait demi-tour car le chemin s’efface aussitôt qu’il est dans notre dos, le précipice de la vie grandit derrière nous à chacun de nos pas. Faire marche arrière, c’est plonger dans le précipice, c’est marcher vers l’inconnu pour tomber dans la folie de nos erreurs passées ou dans la mort. C’est de toute façon se perdre.

Ahmed parle à Pierre avec un regard intense, illuminé, comme en transe, droit dans les yeux avec une lueur qui donne envie à Pierre de pénétrer l’esprit d’Ahmed pour comprendre le message qu’il essaye de lui faire passer.

Cette intensité dans le regard émeut Pierre.

Il a envie de se précipiter sur Ahmed et le serrer contre lui pour le calmer, le consoler, le comprimer contre lui jusqu'à ce que leurs corps ne fassent plus qu’un et puis fouiller dans Ahmed pour trouver la réponse.

Il ne peut pas, il ne veut pas.

Pourtant, il n’a jamais été aussi proche de qui que ce soit.

Jamais il n’a ressenti ces émotions qui le submergent.

A chaque fois qu’il ferme les yeux, il voit Ahmed.

S’en devient presque frustrant de ne pouvoir faire ce geste qui libèrerait en lui ce désir fou de ne faire qu’un.

Ahmed a pleinement conscience de cette force d’énergie qui les relie. C’est pourquoi il rompt le fil en proposant à Pierre une visite de la maison.

- Viens, visitons la maison.

- Comme tu veux, répond Pierre envouté.

- Cette maison a plus de huit cent ans, de nombreux travaux ont été faits depuis sa création, elle a toujours appartenu à ma famille, c’est la plus belle, nous en avons des autres un peu partout au Maroc et surtout à Fès. Lors de sa construction, il n’y avait pas toutes ces maisons autour, à l’origine, elle était isolée des autres car elle appartenait à un prince très puissant puis avec le temps, le palais a perdu en surface et gagné en hauteur ce que l’on en voit actuellement à environs trois cent ans.

Ils se trouvent dans le patio impressionnant par l’importance des figures géométriques et des mosaïques finement travaillées qui jouent avec la pupille du visiteur et il faut faire un effort pour fixer son regard sur une partie précise de celle-ci.

Les yeux sont envoutés par la palette de couleurs utilisées par les artistes. Il est difficile de ne pas s’enivrer par le foisonnement des formes irisées.

Des lampes en dentelle de cuivre aux vitres teintées sont suspendues de chaque cotés des portes d’entrées et émettaient une lumière irréelle.

Le patio est complètement décoré de ces formes géométriques.

De grandes colonnes de marbre blanc supportent les voutes, desquelles s’élancent les étages.

Le premier étage se trouve à environ quatre mètres du sol et le bâtiment s’élevait sur trois niveaux.

Pierre est conquit par l’ensemble et la légèreté de l’architecture qui, plutôt qu’écraser le visiteur, le porte au ciel, une quinzaine de mètres plus haut, ce dernier se teinte de rouge.

Les murs du grand salon, décorés de grands panneaux de bois peints qu’ornent des bandes de cuivre ciselées, brillent sous la lumière de l’énorme lustre de cristal qui pend du plafond retenu par une chaine massive.

De grandes banquettes de couleur pourpre et or sont installées en plusieurs groupes autour de tables basses nappées de blanc.

Une grande quantité de coussins aux tons accordés au tissu des banquettes, invitent le visiteur à la détente et donnent à cette énorme pièce une ambiance accueillante et conviviale.

De nombreux tapis entourent les banquettes, le centre de la pièce est décoré d’une grande mosaïque représentant une divinité romaine chevauchant un dauphin.

- Cette mosaïque vient de Volubilis près de Meknès, dit Ahmed, elle est ici depuis la création de la maison il y a huit cent ans, c’est un vestige romain, elle a près de deux milles ans, mais c’est un secret, c’est notre trésor, il n’y a que les gens de la famille qui savent que c’est la vraie. Si quelqu’un savait ça, ils viendraient surement la prendre.

- Tu as bien confiance de me dire ça.

- C’est important que tu le saches.

- Merci de ta confiance, je te promets de garder le secret.

Le plafond du grand salon est en forme de coupole dans le même style que le petit salon.

Les gouttes de bois ruissèlent avec harmonie et une symétrie aux frontières de la perfection.

Ils pénètrent ensuite dans un autre salon très singulier.

Il est entièrement noir et argent.

Contre les murs, des figures ciselées argentées représentent la carte de ce qu’on pourrait prendre pour la terre comme si l’on était au centre d’une sphère et que les bords creux pouvaient abriter la planète.

- La théorie de la terre creuse dit Ahmed avec un grand geste du bras en l’air.

- Quoi ?

- Cette pièce représente la théorie de la terre creuse.

- C’est une blague ?

- Non ! Tu n’as jamais entendu parler de la théorie de la terre creuse ?

- Non, je connais la terre plate mais je ne connaissais pas encore la terre creuse.

- Et bien voila qui est fait ! Pendant la seconde guerre mondiale, un savant allemand avait émit la théorie que la terre était creuse et que nous vivions à l’intérieur avec le soleil en son centre, la puissance des rayons du soleil nous collant aux parois. Les nazis et Hitler étaient d’accord avec cette théorie et avaient mené une étude pour espérer voir l’autre coté de la terre depuis un point fixe.

- C’est absurde !

- Oui, c’est absurde.

- Mais ce sont les nazis qui ont fais cette pièce ?

- Non mais comme les ennemis pensaient ça, les alliés l’ont appris et ont étudié la question, par principe. Cette maison a servi pendant la guerre de base aux résistants, il y avait beaucoup de scientifiques et de militaires ici, et un scientifique a voulu se rendre compte par lui-même, alors ils ont fait cette pièce pour voir.

- En tout cas, le résultat est plutôt impressionnât.

- Mon grand père racontait toujours cette histoire quand j’étais enfant, il riait beaucoup en racontant ça ! Il me racontait comment les soldats avaient reproduit la terre creuse dans cette pièce et puis, rapidement, ils se sont rendus compte que ça ne tenait pas la route. Ensuite, le colonel qui dirigeait la maison et qui était passionné par l’art Maure, avait décidé de transformer la pièce en souvenir des années noires, c’est pourquoi il a fait recouvrir entièrement la pièce de bois d’ébène avec des incrustations d’argent ciselé, comme font les Maures et les touaregs puis, par-dessus, il a fait exécuter sur la coupole une représentation du ciel et des constellations. C’était un mystique.

- Et la fontaine ? C’est pour la pluie ?

- Non, la fontaine, elle vient d’Erfoud ou il y a cette roche noire avec ces fossiles blancs, c’est mon grand père qui l’a installé, il trouvait que ça faisait beau.

- C’est beau, sans aucun doute. Mais pourquoi y a-t-il des banquettes noires et argent ?

- Pour aller avec l’ensemble et puis pour s’allonger dessus et regarder les étoiles pardi !

- Bien sur, comment n’y ai-je pas pensé tout seul ?

- Allonge-toi. C’est dans cette pièce que j’ai appris les étoiles, quand j’étais enfant, mon grand père me faisait venir dans cette pièce et puis…

Ahmed allume les lumières et la pièce se met à scintiller.

- Puis il nous expliquait l’organisation du ciel, les étoiles, les constellations.

- C’est extraordinaire !

- Oui c’est superbe, j’adore venir dans cette pièce.

- Comme je te comprends. Ton grand père devait être quelqu’un d’exceptionnel.

- Mon grand père était l’homme le plus grand que je n’ai jamais rencontré. Viens, on va voir en haut.

Sortis de la pièce, ils montent un escalier en pierre.

Une fois a l’étage, Ahmed dit :

- On va visiter le premier, les autres chambres sont vides. Hormis l’appartement de ma mère, toutes les chambres du second et du troisième sont inoccupées.

Pierre est ému de savoir cette grande maison vide, comme son train finalement, quel dommage.

- Vous devriez faire un hôtel ou une maison d’hôtes, c’est dommage de laisser périr une aussi belle maison.

- Non, je ne sais pas, hôtelier c’est un métier, de toute façon, moi, ça ne m’intéresse pas.

- Si j’étais à ta place, je ferais un hôtel.

- Ne te gène pas si ça t’amuse, moi, je ne veux plus vivre ici. Si tu veux, je te montre une chambre au second.

- Oui avec plaisir.

Au second et troisième, les chambres sont toutes les mêmes, joliment décorées mais sobres.

Les tapis sont roulés et les miroirs déposés sur le sol.

Quelques chambres comportaient encore le mobilier colonial de visiteur partis de puis longtemps.

Les meubles sont couverts de poussière, il y a un grand secrétaire avec de nombreux tiroirs, et un siège de bureau du début du vingtième siècle en chêne massif et cuir garni de clous cuivrés, tout dormait sous une épaisse couche de poussière.

Un salon comprend deux chauffeuses et deux fauteuils.

Ils sont disposés devant une cheminée fermée par une plaque.

Dans la chambre, un lit a baldaquin rustique sans matelas ni sommier, exposait son squelette dans lequel une famille d’araignées s’est occupée à remplacer les moustiquaires absentes par un ingénieux labyrinthe de toiles.

Un lit de camp est plié et posé contre le mur.

Les pièces sentaient le refermé.

Pierre est triste de voir la maison comme ça.

Lui qui s’était fait une idée idyllique du lieu lorsqu’il était dans son bain, il est durement de retour dans la triste réalité.

Dans quelques pièces, des jouets d’enfants jonchaient le sol.

Cette maison donnait l’impression d’un lieu abandonné à la hâte comme si les habitants avaient fuit face à un danger imminent, comme si un événement les avait contraint à partir dans l’urgence, espérant revenir plus tard pour tout ranger.

Enfant, Pierre avait put pénétrer avec ses copains dans un immeuble d’où les habitants avaient été expulsés à la hâte, car ce dernier risquait à tout moment (parait-il) de s’effondrer, ce qu’il fit dix ans plus tard.

Ça et là, trainaient les restes de la vie quotidienne, que les habitants n’avaient pas jugé important d’emmener avec eux.

Contre les murs, dans les chambres, les posters étaient encore accrochés.

Dans la cuisine, certains ustensiles avaient été délaissés et de nombreux paquets étaient encore dans les placards.

Partout, des papiers étalaient impudiquement les correspondances des gens, les factures, les relevés.

Il y avait de nombreux objets.

Les objets étaient devenus les habitants du lieu à part entière et on sentait leur présence, on sentait qu’ils étaient dorénavant chez eux.

Pierre ressentait la même impression dans les chambres abandonnées quelque chose avait pris la place des vivants, c’est cette même odeur, l’odeur des choses abandonnées.

L’odeur des objets au repos, cette odeur que l’on trouve dans les caves, les greniers, les châteaux, les églises, les vieux livres, les brocantes et les fripes, l’orient express et maintenant cette maison…

Pierre rageait intérieurement contre Ahmed et sa mère.

S’il avait cette maison, il la réveillerait pour en faire quelque chose, lui redonner l’éclat qui lui est dût, remettre de la vie dans ces murs qui ne demandent que ça, accueillir des visiteurs, des hôtes, redonner à ces chambres des rêves et de l’amour.

Mais eux n’en faisaient rien, ils n’aimaient pas cette maison, ils s’en désintéressaient, quel dommage, quel gâchis !

Ils redescendent au premier étage et pénètrent dans l’appartement du grand père.

Celui-ci est parfaitement entretenu et ressemble à un musée.

Des diplômes, décorations et citations à plusieurs ordres de la nation en français et en arabe occupent tout un pan de mur.

De grands cadres vitrés protègent une quantité industrielle de médailles et de décorations.

De nombreuses photographies jaunies par les années, montrent un homme jeune puis adulte, vieillissant et enfin vieux, passant avec les années de l’uniforme simple au costume de ville élégant ; avec des militaires et des hommes en costume ; avec Lyautey ; avec des présidents de la république française dont un général ; les deux rois du Maroc, Mohamed V et Hassan II ; dont une lors de la marche verte.

Des photos le représentent sur un chameau, dans une jeep, au pied d’un train, dans un palais, devant la tour Eiffel, une à la descente d’un avion, entouré de personnages importants dont Pierre ignore l’identité.

De nombreuses lettres officielles portant des cachets somptueux sont encadrées.

Au dessus de la cheminée une photo de famille le représente entouré d’une famille nombreuse.

Une ribambelle d’enfants est assise sagement par terre.

Le grand père est au milieu, flanqué des hommes et à droite et à gauche, les femmes se tiennent un peu en retrait.

- Ça c’est moi, dit Ahmed en montrant du doigt un petit garçon de cinq ou six ans assit sur les pieds de son grand père.

La pièce est peine d’objets hétéroclites.

Une malle de voyage que l’on désigne habituellement sous le nom de malle indienne de la marque « Le cavalier » est installée près d’un lit de camps pliable.

Les malles indiennes ont cette caractéristique de ne pouvoir être posée que debout et dans un seul sens. Le haut de la malle est bombé pour éviter qu’elle soit disposée dans le mauvais sens.

Trois tiroirs sont visibles dans la partie droite de la malle qui se présente ouverte par le milieu. La partie gauche est occupée par une penderie. Le compartiment du haut de la porte de droite bascule en avant pour permettre, grâce à de petites charnières de libérer une tablette bien utile pour disposer son nécessaire de toilettes.

Il est impossible de transporter une malle indienne seul car elle est bien trop volumineuse. Elle nécessitait deux porteurs. Si l’on prend en compte le lit de camp, la tente, une malle de document ou d’objets, il ne fallait pas moins de six porteurs pour un seul voyageur, ceci laisse imaginer la taille des convois pour les déplacements des pontes de l’époque.

Un panier de provision avec la vaisselle adaptée s’ajoutait souvent au convoi.

Près de la cheminées, sur un meuble de style 1930, une vieille radio à lampe est disposée près d’un grand fauteuil en tissus et de son repose pieds assorti.

Pierre imagine le grand père d’Ahmed, écoutant sa radio au coin du feu, une couverture sur les genoux, lové dans son gros fauteuil confortable, jetant parfois un coup d’œil sur ses souvenirs, le cœur plein de fierté et de nostalgie.

Plus loin, une étagère est complètent occupée par la collection complète de « l’illustration ».

Des dagues et des armes de poing sont accrochées sur un pan de mur et de vieux fusils dorment dans une armoire aux portes vitrées.

Sur un meuble, une collection d’appareils photographiques de toutes époques attendent qu’une main experte leur redonne la possibilité d’imprimer des moments de bonheur ou des paysages pittoresques.

Une toile à l’huile représente un cavalier Maure chevauchant un cheval au col de cygne, terrassant de la lance dans une attitude héroïque, un lion aux crocs puissants.

Cette évocation fait penser a un Saint Michel anéantissant le dragon.

Un bureau de travail est occupé par un porte crayon de thuya chichement garni. Un sous main en cuir et un coupe papier argenté, auquel s’ajoute une superbe tour Eiffel emprisonnée dans une boule de verre au fond de laquelle repose la neige qui tombe sur le monument quand on l’agite.

En voyant cette pièce, Pierre jurerait que le maitre des lieux allait surgir pour chasser les opportuns qui se sont permis de rentrer dans son appartement sans frapper.

C’est émouvant de traverser la vie d’un homme en quelques minutes.

Que reste-t-il de l’œuvre d’une vie ?

Quelques objets conservés ou non avec soin, des images pour fixer des moments et des souvenirs à jamais dilué dans l’espace.

Des années de labeur pour soi uniquement et pour les yeux curieux de visiteurs venus du futur.

Un message inscrit, comme un rébus.

Tous les objets, expriment par leur singularité, la personnalité de celui qui a voulu les conserver.

Ils expriment le moi intérieur de l’ancien propriétaire.

Les trois expressions de l’être, d’une vie, la peau qui garde les taches et les cicatrices, les mots écrits ou enregistrés et les objets conservés à l’état de reliques.

Que reste-t-il des hommes des civilisations passées ?

Des objets, des cailloux polis, des dolmens, des pyramides, des monuments, des meubles des tableaux et des livres.

Que restera-t-il de nous ?

Pierre est saisit par le vide de la maison alors qu’il y a tant de monde sur cette photo de famille.

Que sont ils devenus ?

Pourquoi ne sont ils plus dans cette maison ?

Pourquoi on ils laissé ici leur passé comme dans un mausolée ?

Pierre n’ose pas demander à Ahmed car il sent que cette question blessera son ami.

La visite est terminée, ils retournent dans l’appartement d’Ahmed et restent silencieux.

La visite à émut Ahmed et Pierre qui s’est laissé glissé dans ses pensées sur la vie des gens, les traces du passé, les questions sur le futur.

Amadou vient leur annoncer que le repas va être servi.

Il les tire de leurs pensées.

Pendant que Pierre va se rafraichir dans la salle de bain, Ahmed prie.


- C’est une belle maison, vraiment, je suis stupéfait de tout ce que tu m’as montré. Merci Ahmed, c’est un grand honneur que tu m’as fait en m’ouvrant toutes ces portes.

- Je suis heureux que ça t’ai plut. J’espère que tu sauras en tirer quelque chose.

- Sans aucun doute. On ne peut rester insensible devant tant de témoignage du temps, je comprends que toi, ça ne te bouleverse pas, tu es habitué. Pour le néophyte que je suis, c’est un voyage stupéfiant à travers l’histoire et la culture de ton pays. Tu devrais être fier de ce que tu es et de tes ancêtres qui ont sut conserver tout cela. Quelle vie exceptionnelle tes ancêtres ont dut avoir.

- Oui je me rends compte de ce que tu dis mais il y a des fantômes que l’on ne peut pas chasser. Dans la vie, il y a le bon et le mauvais. Toi, tu as le bon, moi, j’ai eut le mauvais. Allons diner.

Une fois de plus, la cuisinière s’est surpassée et ils dinent de mets dignes des plus grandes tables du royaume.

Après le diner, ils retournent dans la chambre et fument en buvant du thé.

- Est-ce que tu veux sortir un peu dans la ville ?

- Non, je préfère rester ici tranquille, on sortira demain si tu veux.

- Demain, on va voir l’ami dont je t’ai parlé ensuite on ira au hammam, tu verras, c’est très agréable. Est-ce que tu veux qu’amadou te prépare une chambre ? J’ai complètement oublié de lui dire ou est ce que tu veux dormir ici.

- Je ne sais pas, comme tu veux.

- Ça ne te dérange pas de dormir avec moi ?

- Non ça ne me dérange pas.

Une bouffée de chaleur parcourt le corps de Pierre. Il tente de ne rien en faire paraitre.

- Bien, allons nous coucher si tu veux.

- Oui, bonne idée. Je suis extenué.

Pierre s’endors immédiatement après s’être couché, il tente d’éloigner son esprit de l’idée d’Ahmed allongé près de lui.

Il fait un curieux rêve ou se mélangent les souvenirs de la journée et les personnages de la photo de famille.

Il rêve qu’il est dans la maison avec les enfants, ils jouent à cache-cache dans les nombreuses pièces de la maison.

Il fait chaud, c’est le printemps ou l’été.

Le soleil est aveuglant et tout le monde est vêtu de linge léger.

Toute la famille est réunie pour un grand repas.

Sur le toit en terrasse, les garçons jouent au jeu cruel de faire pleurer les filles.

Il fait chaud et le soleil est blanc.

La lumière est vive et puis quelqu’un passe devant le soleil.

- Ahmed, viens.

C’est Ahmed adulte qui appelle Ahmed enfant

- Viens avec moi.

Ahmed adulte est doux, sa voix résonne en écho lointain.

- Viens, ne résiste pas, viens, laisse toi aller, viens avec moi…

- Ou va-t-on ? Demande Pierre qui est Ahmed enfant dans son rêve.

- Au pays des secrets enfouis et des songes voilés, viens, suis moi, laisse toi aller.

Ahmed enfant à confiance car il sait qu’il ne risque rien avec Ahmed adulte.

Ahmed monte sur les genoux d’Ahmed adulte et puis il entre dans son corps.

Regarde autour de toi.

Ahmed enfant regarde avec les yeux d’Ahmed adulte et il voit la maison vide, abandonnée.

- Ça, dit Ahmed adulte, c’est à cause de toi, à cause de toi, c’est de ta faute tu m’entends ? de ta faute !

Ahmed enfant à peur, il est triste et se met à pleurer mais comme il est dans le corps d’Ahmed adulte, c’est des yeux d’Ahmed adulte que coulent les larmes.

Pendant que les yeux d’Ahmed adulte coulent, intarissables, Ahmed adulte continue de faire des reproches à Ahmed enfant.

- C’est de ta faute, c’est toi qui as tout brisé.

Dans le rêve de Pierre, tout se mélange, la lumière, se fait plus blanche, les cris et les pleurs des autres enfants semblent s’éloigner comme tombant dans un puits sans fond, le son en écho d’Ahmed enfant qui pleure se répète en boucle pendant que l’adulte le couvre de reproches de sa voix douce.

Pierre se réveille en transe.

Ahmed dort à son coté, il semble agité.

Pierre ne peut s’empêcher de penser qu’Ahmed fait semblant de dormir mais il ne dit rien et s’allonge à nouveau.

Aussitôt, Ahmed bouge dans le lit et passe son bras qu’il laisse sur le ventre de Pierre.

Il dort ou simule le sommeil.

Pierre a du mal à trouver son sommeil.

Il n’ose pas se rendormir de peur que la main d’Ahmed se déplace.

Son bas ventre se tend, il sent comme une boule en lui.

On dirait que la main d’Ahmed tremble un peu.

La main d’Ahmed l’excite et le détend tout à la fois, l’apaise, le calme de son cauchemar.

Il faut quelques minutes pour que Pierre se dirige à nouveau vers le sommeil.

Pierre sent son angoisse concentrée sous la main d’Ahmed.

Il sent que son corps se détend et a la sensation de tout lâcher avant de retourner dans les bras de Morphée.

A nouveau, il voit l’enfant.

Il fait sombre et il est entouré de noir.

Seul un mince filet de lumière horizontale se trouve devant ses yeux.

On entend au loin une voix de femme appeler :

- Ahmed, les enfants !

L’enfant a peur car il sait qu’il a fait une bêtise, il s’est enfermé volontairement, il est caché mais il regarde dehors la lumière aveuglante de l’autre coté de la porte.

L’enfant regarde à travers cette ouverture horizontale de quelques millimètres.

Une ombre est maintenant devant la porte.

Le corps est maintenant en contre jour, halé par la lumière vive diffusée contre les murs du patio, l’ombre s’étire à l’intérieur de la pièce, un bras, un bras qui semble sans fin et qui ouvre le coffre dans lequel Ahmed est caché.

- C’est de ta faute, dit la voix d’Ahmed.

Et pierre se réveille.

Ahmed n’est pas dans la chambre.

Pierre entend des bruits dans la salle de bain.

Quelques minutes plus tard, Ahmed en sort.

Brillant d’eau.

- Bonjour Pierre, bien dormi ?

- Oui, mais j’ai fait un rêve étrange.

- Ah bon ? Tu veux du thé ou du café ? Je ne sais pas, je suis un peu bizarre, je n’ai pas les idées en place.

- Et bien commandons les deux si tu ne sais pas, prend donc une douche, ça va te remettre à l’endroit.

- Oui c’est une bonne idée.

Le temps que Pierre se douche, Ahmed à commandé les petits déjeuners qu’ils prendront dans la chambre. Quand Pierre sort de la salle de bain, tout est installé sur la table basse.

- Je veux te raconter mon rêve car il était étrange. Bien que j’en ai oublié une partie, il parlait de la maison, tu étais dans le rêve ainsi que toi enfant et j’étais toi et il se passait quelque chose que toi adulte, tu reprochais à toi enfant, c’était vraiment bizarre.

- C’est peut être que tu as trop mangé, les mauvais rêves arrivent parfois si l’on mange trop.

- Ce n’était pas un cauchemar, c’était autre chose, ça avait l’air tellement réel et irréel à la fois, je n’arrive pas à expliquer ceci.

- Ce n’est qu’un rêve Pierre.

- Oui, tu as raison, ce n’était qu’un drôle de rêve.

- Mangeons !


La matinée est bien avancée et le soleil baigne la ville de sa douce lumière.

Pierre se chauffe sur le toit en terrasse du riad et admire la vue sur la vieille vile de Fès.

Ahmed le rejoint.

- On pourrait aller voir l’ami maintenant si tu veux, ça nous fera sortir un peu.

- Oui d’accord, sortons.

- L’ami est un homme de savoir, dit Ahmed pendant qu’ils descendent les escaliers. Il sait tout sur tout. Il possède un pouvoir que tu ne peux pas imaginer il faut que tu le rencontres.

- Que d’éloges pour ton ami, ce doit être quelqu’un que tu aimes beaucoup pour que tu en parles ainsi.

- Oui, c’est un grand marabout, un sorcier.

- Oh ! Quel mystère, un sorcier ?

- N’as-tu jamais rencontré de sorcier ?

- Non, jamais, je ne crois pas beaucoup dans ces choses, il existe beaucoup de légendes et d’histoires de sorciers et de sorcières, mais je n’ai jamais eut l’occasion d’en rencontrer.

- Et bien ce sera donc une nouveauté pour toi, allons y si tu veux.

Ils sortent de la maison.

Pierre regarde autour de lui.

Ils sont dans une petite ruelle un peu sale, tranquille.

Au bout de celle-ci à une vingtaine de mètres, il voit une autre ruelle très animée, il ne remarque rien en particulier, sinon un mouvement de couleur et un son étouffé d’où surgissent quelques cris plus aigus.

Le son est sourd mais continu, rappelle le son d’une cascade dans les rochers.

Le mur du riad est vieux et décrépi.

La porte par laquelle ils sont sortis ne peut pas permettre d’imaginer qu’un palais se trouve de l’autre coté.

Elle est vieille et petite.

De massives têtes de clous lui donnent une allure de porte de cave.

En la voyant fermée, comme ça, dans ce vieux mur, commune, patinée par les âges, elle laisse croire qu’il y a des siècles qu’elle n’a pas été ouverte.

Quelques araignées ont élue domicile dans les coins des montants en pierre et du linteau usé par le ruissèlement des pluies contre la façade.

Ils s’engagent dans la petite voie pour rejoindre la rue commerçante.

Une forte odeur d’urine leur monte au nez.

Un tas de sacs plastiques éventrés par des chats ou des chiens errants jonchent le sol ou se mêlent le jus de boites de lait, de sardines, de yaourts et des restes de poissons à demi dévorés.

Un nuage de mouches s’envole à leur arrivée pour se reposer immédiatement après leur passage sur cette manne offerte par quelques voisins inciviques ou négligents.

- On ne croirait pas qu’au bout de la rue se trouve un tel palais. Dit Pierre.

- Ça c’est une porte de service, il y a deux autres entrées, dont une d’apparat, celle là, c’est pour les employés de la maison, c’est plus court par ici pour aller chez l’ami. Je sais que tu n’aimes pas trop te retrouver dans la foule et puis ça ne sert à rien de faire des détours que l’on peut éviter pas vrai ? Ici, quand on connait bien la ville, on peut faire en quelques minutes ce qu’une personne qui ne connait pas peut mettre une heure ou plus, ce qui fait d’ailleurs le bonheur des faux guides et des commissionnaires et le gros commerce des arnaqueurs. Quand les touristes se perdent, ce qui arrive souvent, le prix de la sortie du labyrinthe est en rapport au désespoir qu’ils sont de retrouver leur voiture ou leur hôtel. Quand on ne connait pas, on peut tourner des heures dans la médina avant de trouver la sortie ou le quartier touristique comme celui des tanneurs et des teinturiers ou celui des potiers.

Dans la ruelle, ils se laissent porter par le courant humain qui, comme un liquide, glisse entre les échoppes et les bancs installés par les vendeurs sur la voie publique.

Une odeur de cuir et de tissus se dégage des échoppes.

Comme à son habitude, Ahmed disparait, se confond dans le flux continu de piétons en mouvement.

Pierre, un peu plus à l’aise que la veille, ne cherche pas Ahmed des yeux et se laisse lui aussi porter par le flot de djellabas et de blouses.

Inconsciemment, il sent ou il doit se rendre, comme si une force inconnue anticipait chacun de ses pas et lui ouvrait un passage.

En tournant la tête, il voit Ahmed engagé dans une ruelle à une dizaine de pas.

Cela ne le surprend pas, il sent que son ami l’attend, en lui, il sait que c’est dans cette ruelle qu’ils sont attendus.

« Il se passe entre Ahmed et moi quelque chose de fort, se dit Pierre, je le devine »

Sans mot, ils font encore quelques détours ensemble avant de pénétrer dans une porte ouverte que seul un rideau tendu de cauris sert à masquer.

La pièce, dans laquelle ils viennent de pénétrer sous le tintement joyeux des petits coquillages qui reprennent leur place à la verticale après un chant digne d’un bâton de pluie, est petite.

On entend dans la maison un chant psalmodié et, accompagnant le chant, le son d’une crécelle et le bruit si caractéristique des cauris agités dans une calebasse.

Un homme apparait sur l’instant et salue Ahmed en arabe avec déférence.

Il ouvre une porte et invite les deux visiteurs à entrer dans une pièce.

- Le maitre n’a pas terminé son travail, mais il vous attend. Installez-vous un moment, je vais vous servir un thé. Il n’en a que pour quelques minutes.

La pièce est tendue de couvertures contre les murs de façon polychromique et le sol est couvert de tapis.

Ils retirent leurs chaussures.

Un grand plateau de cuivre ciselé repose sur ses petits pieds et quelques coussins constituent l’unique aménagement de la pièce.

Celle-ci embaume l’encens et Pierre reconnait tout de suite l’odeur si caractéristique du « Golokah Nag Shampar ».

Les couvertures tendues aux murs sont couvertes de symboles brodés kabbalistiques et géométriques.

Les couleurs sont primaires.

Un mur est de prédominance vert, l’autre bleu, jaune, le quatrième est rouge.

Un grand cadre représentant une calligraphie arabe se trouve sur le mur vert.

Une grosse étoile de David, connue aussi comme le sceau de Salomon se trouve sur le mur bleu.

Un batik représentant Shiva se trouve accroché sur le mur rouge et le mur jaune représente un papyrus bien connu tiré du livre des morts des égyptiens. Il représente le mort conduit par Anubis, le dieu chien passeur des mondes, qui tient la clé d’ankh, symbole de la résurrection. Il conduit le mort à la balance ou le cœur est pesé contre une plume. Si le mort réussit son passage, il est introduit par Toth, ensuite Horus le dieu à tête de faucon présente le mort à Osiris, dieu de la mort.

Les murs, derrière les tentures sont blancs et semblent briller.

Bien que dépourvue de fenêtre, la pièce est éclairée par une lumière qui parait solaire.

L’homme qui a introduit Pierre et Ahmed revient avec un plateau et deux verres de thé.

Le thé est noir et non mentholé.

Il est très fort et très sucré avec un mauvais gout.

Pierre n’apprécie pas du tout ce verre de thé.

Par politesse, il se force à le boire.

Ils finissent chacun leurs verres et l’homme repart.

Deux minutes plus tard, l’homme les invite à le suivre pour rencontrer le maitre.

Un homme âgé les attend à la porte de ce que Pierre nommera laboratoire.

C’est le mot qui lui vient à l’esprit en entrant dans l’endroit après que le vieil homme les y ait invités.

- Je suis Amine Fenima mais vous pouvez m’appeler Ami. Entrez je vous prie Pierre, soyez les bienvenus vous deux.

Ils pénètrent dans une grande pièce.

Pierre est émerveillé par le lieu.

Bien sûr, il a comme tout le monde ou presque l’image de l’atelier de Merlin l’enchanteur comme on peut le voir dans les films de Walt Disney mais là, c’est réel.

Autour de lui, un monde, un capharnaüm d’objets utiles à l’alchimiste.

Les murs sont recouverts d’étagères embarrassées de nombreux bocaux en verre dans lesquels on voit des lézards et des serpents dans du formol, ainsi que des embryons de tout ce que la création a engendré, et une multitude d’exemples d’animaux aquatiques.

Dans d’autres sont stockes des araignées et des rongeurs de toutes sortes, des scorpions, des mouches, fourmis, scarabées, papillons, chenilles ainsi que des racines, feuilles, bâtons, poudres de couleurs et de grosseurs différentes.

Les bocaux sont étiquetés, certaines étiquettes sont si vieilles que les écritures sont à peine visibles. D’autres sont partiellement arrachées.

On voit, par la couche de poussière qui les recouvre, que certains pots n’ont pas été ouverts depuis de longues années.

D’autres produits, au contraire, se trouvent en grande quantité, et des sacs ouverts contre les murs dégagent une odeur forte d’eucalyptus, de cardamome, ainsi que de badiane, de cannelle et d’autres odeurs mélangées les unes aux autres.

Sur une étagère, sont disposés plusieurs centaines d’œufs tous différents par les tailles et les couleurs ainsi qu’une collection innombrable de coquillages.

Contre un mur sont suspendus de nombreux animaux séchés.

Pierre reconnait des hippocampes, des chauves souris, des caméléons, toutes sortes de petits et grands oiseaux, des têtes de singes et toutes sortes de peaux ou morceaux de bêtes.

« Une vraie arche de Noé en déshydraté » se dit il.

Le sol est couvert de tout ce que l’on peut trouver comme qualité de pierres et des sables sont stockés dans des bouteilles en verre posées sur le sol dans un coin.

A leur coté d’autres bouteilles d’eau, plusieurs centaines avec inscrit dessus le nom des mers, des fleuves, des lacs qui recouvrent le monde.

Sur une grande table en bois brut dont le plateau mesure au bas mot une dizaine de mètres de long sur deux mètres de large, et bien dix à quinze centimètres d’épaisseur, reposent une quantité incroyable de livres, de manuscrits, de parchemins, de morceaux d’os gravés, de papyrus et de pierres, ainsi que la calebasse aux cauris que Pierre a entendu tout à l’heure en entrant.

Un distillateur est allumé et chauffe ce qui ressemble à de l’eau dont la vapeur circule dans un enchevêtrement de tube en cristal.

A la sortie, elle coule en goutte à goutte dans un tube à essai.

Dans un creuset dont le foyer est alimenté par un réchaud a alcool, bouillonne une matière luminescente dégageant une odeur piquante et une fumée bleue.

Une grande feuille de papier est recouverte de chiffres, de dates, de dessins et de symboles.

Dans le coin de deux murs, est installé un autel recouvert d’un agglomérat de divinités, de statuettes, ainsi que de symboles de tout ce que l’on peut imaginer, allant de la croix des chrétiens à E=MC2, Ganesh, une venus du paléolithique, un lingam, un dieu de la fertilité Maya, des statuettes de cire vaudou, la poupée Barbie, Mister Smile et d’autres encore, innombrables...

Une coupelle contient des fruits, une autre de la viande, une autre encore des feuilles, une des légumes, un récipient semble contenir du lait, un parait contenir du sang.

Tout est harmonieusement déposé au pied des représentations et entouré de fleurs fraiches.

Des encens brulent sur l’autel, le tout émet une vibration intense et un son sort d’un bol tibétain qui vibre seul.

Le sol est de carreaux de terres cuites comme on en trouve dans les vieilles maisons, certains sont cassés ou décelés, les autres sont recouverts de tout ce qui traine dans le laboratoire.

On voit qu’il y a longtemps que personne n’a donné un coup de balai dans cette pièce.

Le vieil homme les invite à passer dans une autre pièce plus petite et qui jouxte le laboratoire.

La pièce ne contient rien d’autre qu’un grand tapis natté de paille et de cuir, ainsi que de cinq matelas de sol de couleur beige qui font le tour de la petite pièce.

Il y a quelques coussins.

Les murs sont blancs sans décoration.

Au plafond, les poutres sont visibles sous l’enduit craqué ou manquent quelques morceaux.

- Tu m’as amené ton pair Ahmed, je vois que vous vous êtes trouvés et déjà très proches. L’homme passe sa main dans sa barde. Tu as trouvé ton double on dirait. C’est bien, c’est rare. Croyez-moi, vous êtes faits l’un pour l’autre.

Pierre est gêné que l’homme puisse voir les choses aussi facilement.

Lui qui se cache ses sentiments à lui même, il est intimidé d’entendre le vieil homme dévoiler leur relation naissante avec autant de facilité et sans pudeur.

Ahmed rougit un peu et répond :

- Voudrais savoir comment vous le trouvez ? en portant son regard sur Pierre.

- Vous êtes parfait. Dit l’homme à Pierre. Ahmed a beaucoup de chance de vous avoir rencontré, le monde est si grand et c’est si difficile de trouver la personne qui vous est destinée. Même en forçant les rencontres, ça ne marche pas forcement.

Pierre à un rictus, il se sent mal à l’aise.

- Ne soyez pas gêné jeune homme, ce sont des choses naturelles. Certes, on ne peut pas crier sur les toits tous les états de faits car tout le monde ne peut pas comprendre, mais c’est une possibilité que nous offre la matière, alors pourquoi s’en priver ? Tout ceci est entre vous, pour vous, je ne suis là que pour vous aider à faciliter les événements si vous le voulez, uniquement si vous le voulez. Et je sais qu’au plus profond de vous vous savez ce que vous voulez n’est ce pas ? C’est ce qui vous a conduit jusqu’ici. Changer, c’est votre souhait.

Pierre reste coi.

Jamais il n’aurait cru qu’Ahmed ressentait pour lui ce que lui-même ressentait.

Il commençait à comprendre la réaction de la mère d’Ahmed, le secret inavouable d’Ahmed.

Et le vieil homme ?

En quoi peut-il intervenir dans leurs échanges ?

Pierre est désorienté et confondu.

Le marabout a lu en Pierre et ce qu’il a vu ne l’a pas choqué ?

Non.

Plutôt même, il juge cela comme une bonne chose. « Je suis un peu vieux jeu » se dit Pierre, car, bien qu’attiré corps et âme vers Ahmed, Pierre ne peut accepter si facilement de se laisser aller a des désirs purement physiques, les questions se bousculent…

Non il ne veut pas, pourtant il désire Ahmed, il est attiré vers lui comme un aimant, une partie de lui est irrémédiablement tourné vers lui, il le veut, il veut son corps pour lui, pour toujours.

- Le conseil que je vais vous donner à vous deux, ne forcez pas les événements, laisser le temps faire pour vous, cela peut prendre une heure ou un mois avant que la fusion n’ai lieu entre vous. Mon conseil, libérez vous et abandonnez vous l’un a l’autre, le temps n’a pas d’importance, vous devez vous donner l’un a l’autre dans un échange complet sans retenue et sans peur, ne cachez pas une seule partie de ce que vous êtes sous prétexte que vous avez peur de vous-même. Il faut donner pour recevoir.

Cette phrase est suivie d’un grand silence ou chacun reste perdu dans ses pensées, intimes.

Pierre se demande pourquoi est ce qu’il devrait s’abandonner à Ahmed ?

Et comment ?

Que va-t-il se passer ?

S’il laisse son corps et son a me à la dérive, qu’est ce qu’Ahmed va faire de lui ?

Va-t-il basculer de ce qu’il se doute qu’il est à ce qu’il est vraiment ?

Où, basculera-t-il de ce qu’il est vraiment à ce qu’il croit être ?

Qu’est il finalement à part un amalgame d’idées, de sentiments et d’aspirations personnelles au sein d’un véhicule organique ?

Quoi d’autre, qu’est ce qui pourrait le bousculer pour transformer ce qu’il est ?

Il a tellement envie d’Ahmed, il sent que ça va changer sa vie, incontestablement.

Il a le pressentiment d’un changement radical et ça lui fait un peu peur.

Pourtant, il ne peut détacher ses pensées d’Ahmed et a moins de le quitter maintenant, ce qu’il est incapable de faire car cela le briserait, il le sent, il sait qu’il se dirige vers un événement inconnu, prévisible et inévitable, comment va il affronter, vivre pleinement cette situation nouvelle ?

Plus il est avec Ahmed, plus il sent que son ami prend un place importante dans sa vie, dans son être, dans son corps à l’appel.

Lui-même ressent sa présence dans le corps d’Ahmed.

Quand il le regarde, il se surprend à se voir à se reconnaitre dans la lueur de ses yeux, dans certains de ses gestes.

Pendant le temps qu’a duré le silence, le vieil homme s’est levé et est parti dans son laboratoire.

Il en est revenu avec un collier étrange.

Un coquillage qui ressemble à un cœur est ouvert et les deux parties sont encore attachées par la charnière.

A chaque extrémité du coquillage, se trouve un trou percé dans la coquille et dans ce trou est passé un fil de cuir.

Le vieil homme tend le coquillage à Pierre qui le saisit puis il invite Ahmed à saisir l’autre partie.

Enfin, il les invite à séparer le coquillage afin que chaque coques soient séparées l’unes de l’autre pour toujours.

Ils s’exécutent, puis l’homme les invite à se passer chacun les colliers au cou de l’autre.

Ahmed réalise l’acte en premier et quand le collier touche la peau de Pierre, il est pris d’un frisson qui lui parcourt le corps dans la colonne vertébrale.

Désormais, chaque contact physique avec Ahmed crée chez lui une sensation palpitante.

La vibration s’est rependue depuis sa tête à son cou, son dos, ses cuisses ses mollets et jusqu’au bout de ses pieds, Pierre y a pris grand plaisir.

Quand Pierre passe le collier au cou d’Ahmed, à nouveau il sent l’énergie qui lui parcours les bras, le torse et qui part s’enfouir dans son ventre.

Il se sent léger et joyeux.

Ils viennent d’effectuer un acte hautement symbolique et Pierre le ressent à sa juste valeur.

Il voit bien qu’Ahmed, lui non plus, n’est pas resté insensible et qu’il savoure lui aussi le plaisir physique que cet échange a déclenché chez eux.

- Nous irons au hammam ce soir si Pierre est toujours d’accord. Pierre ?

- Hein, Quoi ?

- Tu veux toujours aller au hammam ce soir ?

- Oui, oui, répond Pierre absent.

Ahmed aurait tout aussi bien put lui demander si l’on pouvait lui arracher un œil, qu’il aurait bien répondu la même chose tant il est loin dans ses pensées.

L’émotion physique, la vague de sensation qui a déferlé sur lui l’a immergé dans un bain cotonneux il repose sur un nuage au dessus de tout.

Il recherche dans son corps, le souvenir de la sensation qui l’a couvert.

Un tel volume d’énergie déplacé en lui, ça doit certainement laisser des traces. Il se sent léger et neuf.

Chaque contact avec Ahmed, soulève une vague, une déferlante d’émotions, de sensations, de vibrations.

C’est chaque fois plus intense et meilleur.

Il se sent de plus en plus différent, transformé dans son être, il se sent devenir deux.

Le vieil homme leur fait cadeau d’une petite boite contenant du savon noir et des huiles de corps pour leur hammam, puis il se lève, signe que la rencontre touche à sa fin.

Pierre est curieux, plusieurs choses l’interpellent.

- Pardon monsieur, je peux vous poser une question ?

- Bien sur.

- Pardonnez-moi mais vous êtes un sorcier ?

- Non.

- Un griot ?

- Non.

- Un marabout ?

- Non.

- Un magicien ?

- Non.

- Alors qu’est ce que vous êtes ?

- Je suis celui qui dit ce qui est mais qui ne dit pas qui il est. Je suis celui qui sait mais qui se tait, je suis l’homme qui, assit, est plus fort que l’homme debout.

- Vous êtes un sage ?

- Celui qui dit qu’il est un sage ne l’est pas, car le sage ne se vante pas de sa sagesse.

- Êtes-vous un devin ?

- Je ne devine rien. Je ne fais que dire ce que je vois et je ne vois que ce qui est.

- Qu’est ce que vous êtes alors ?

- Je t’ai déjà répondu, je ne suis rien. Seul, je ne suis rien. Je suis le futur de ce qui était et le présent de ce qui sera. La suite de ceux qui était et le chainon de ceux qui seront, je ne suis qu’une onde dans la vibration du cosmos, je suis la vague identique aux milles autres qui viennent frapper la falaise pour tenter d’extraire un grain de sable. Je ne suis rien.

- Vous semblez pourtant posséder une grande connaissance.

- La connaissance ne sert à rien si l’on ne sait pas comment l’utiliser. Donnez un tas d’or a quelqu’un dans un pays ou l’or n’a pas de valeur, et vous ferez un malheureux, un homme qui ne sera pas plus riche, mais qui sera embarrassé d’un gros tas de métal jaune dont personne ne veux. La fontaine est élevée pour les hommes qui ont soif. Il n’est pas nécessaire de posséder une grande connaissance, ce qui est bon, c’est d’utiliser au moment opportun les moyens disponibles, savoir, comprendre à quel moment agir. On ne retire pas le pistil du crocus avec des tenailles, pas plus qu’on ne peut arracher un clou avec ses ongles. Est-ce que tu me comprends ?

- Oui.

- Je suis celui qui tend la main, je suis la canne de l’aveugle, je guide le chemin de celui qui veut suivre, de celui qui veut voir, alors cesse de regarder la main toi qui peut voir, et dirige toi vers le chemin que je te désigne. Reviens me voir plus tard, je saurais certainement te donner les réponses aux questions que tu aurais dut me poser mais que tu gardes en toi, reviens me voir, et je répondrais aux questions que tu ne te poses pas encore.

Sur ces mots, l’homme dégage l’ouverture de la porte de son laboratoire laissant les invités sortir seuls.

Pierre et Ahmed sortent sans rien dire et font quelques mètres dans la rue.

Le son des cauris a cessé et Pierre se retourne.

Le mur est parfaitement intact et il n’est percé d’aucune porte.

- Regarde Ahmed, il n’y a plus de porte.

- Oui je sais, il n’y a jamais eut de porte dans ce mur, la force de la porte, c’est d’exister sans mur te dirait l’Ami. La porte n’est présente que quand il t’attend, et elle n’est pas forcement dans cette ruelle, elle est ou il veut qu’elle soit. Quand il sera important que tu revoies l’Ami, tu le sentiras, ou il t’enverra chercher et tu iras dans la direction qu’il t’indiquera. Tu n’auras qu’a te laisser guider par sa main invisible et tu trouveras une porte ouverte, garnie de cauris, c’est là qu’il sera. Marchons un peu, cela va nous remettre un peu les pieds sur terre, tu as l’air tout chose.

- Oui, je suis un peu dérouté par tous les événements qui se déroule autour de moi.

- Cependant tu as l’air de t’en contenter.

- Oui, c’est vrai, je n’ai pas envie de lutter contre le courant, je veux voir…

- C’est bien.

Pierre baise les yeux.

Ils cheminent de concert sans se parler.

Pierre est envahi par ses pensées, cette rencontre avec l’Ami ne l’a pas laissé indifférent.

Une grande force se dégageait de ce physique de prof de sciences et une grande sagesse se lisait dans ses yeux et sur son visage calme, et quel laboratoire !

Il a confirmé Ahmed dans son choix et a levé chez Pierre un morceau du voile de ses émotions cachées.

Ils cheminent dans une ruelle commerçante et les bruits de la vie les tirent de leurs pensées qui ont tendance à divaguer.

De nouveau, ils prennent pied dans la réalité du mouvement perpétuel des artères de la cité.

Sur la terrasse d’un petit café, quelques hommes jouent au domino et d’autres à un jeu de carte très bruyant.

Les mains claquent sur la table avec force et les esprits s’échauffent amicalement mais avec emphase.

Dans un coin de rue, un groupe s’amuse à des rythmes vocaux en posant chacun des « hè, hè ! » réguliers.

Ils sont une dizaine et rapidement le décalage des voix crée un rythme profond, les voix mariées dans l’harmonie musicale engendrent un espace sonore que Pierre ressent comme un cône tournoyant.

Ce son a quelque chose de physique et les nombreux auditeurs attentifs ne restent pas insensibles à cette mélopée tribale qui résume en elle seule une culture plusieurs fois millénaire.

Dans un atelier, une petite femme tisse un tapis berbère. Ahmed raconte à Pierre l’importance de la symbolique dans l’art de la broderie des tapis : Le moulin, les tentes, les champs ou le pré, le puits, les animaux le chemin, les outils, la ceinture de la mariée etc.

Pierre n’aurait jamais cru que les motifs sur les tapis avaient une signification, ils sont plus que des figures d’ornementation, c’est un véritable témoignage des us et des coutumes de ce peuple d’infatigables conquérants, de colons éparpillés jusqu’au Mali, au Sénégal.

Ils ont essaimé depuis le nord de l’Europe et une grande partie de l’Afrique de l’ouest.

Les berbères, les barbares, les figues de barbarie, les figues de Berbèrie ?

En une seconde, tout change dans la rue, une électricité se met à parcourir les murs.

Une forte agitation se crée, car un groupe de touristes portant des badges colorés sur le revers de leurs chemises d’estivants vient de faire son entrée dans l’artère.

Ils suivent une jeune guide qui tient en l’air une petite pancarte orange fluo.

Les touristes sont hélés par les boutiquiers, par des hommes aux bras chargés de tapis et de petites lampes de cuivre ciselé.

La jeune guide tente, tant bien que mal, de débiter à son groupe, le texte de sa visite appris par cœur sur les époques et les événements qui ont marqué le développement de la cité.

Dans les faits, seul les touristes qui se trouvent à sa porté immédiate peuvent comprendre le discours et les explications, car le remous créé par le groupe, d’une quinzaine de personnes, génère une telle foire qu’il est impossible de s’entendre.

Les trainards, au bout de la procession, se font harceler par des vendeurs itinérants et les rabatteurs des boutiques de la petite ruelle.

Ils semblent déchirés entre le désir de visiter la rue et les boutiques en flânant, en déroulant au rythme de leurs envies, et l’obligation portée au programme de ne pas perdre leur guide de vue car, à la fin de la visite, ils repartent tous en bus pour une autre ville, ou leurs bagages sont déjà depuis ce matin.

Pour eux, la visite de la ville est visiblement un cauchemar dont ils ne retiendront que quelques brides d’un discours débité par les rabatteurs, du type : « Moins cher que gratuit, plaisir des yeux… »

Quelques vues de vitrines, d’étals de boutiques dans lesquelles ils auraient bien voulu entrer, mais la montre ne le permet pas, et surtout, la vigilance permanente de leurs sacs, la surveillance de leurs poches, l’attention portée à leur appareil photos et leurs petits objets de valeur, fait, a comme terme, que certains regrettent de ne pas être restés à la piscine de l’hôtel.

« Comment voyager dans ces conditions ? » se demande Pierre.

Bien sur, ce n’est pas vraiment un voyage puisque c’est un tour, du tourisme (Tour : limite circulaire) - (isthme : partie resserrée d’un organe, d’une bande de terre).

On dirait un troupeau de mouton entouré d’une meute de loups affamés.

Les boutiquiers lancent des chiffres à la volée, comme les agents de changes à la corbeille du Palais Brongniart.

Les billets émergent des poches des touristes pour payer à cinq ou dix fois le prix des souvenirs d’une qualité médiocre, qu’ils aurait refusé s’ils avaient pris le temps de bien les regarder, ignorant le commerçant honnête dans sa boutique, celui qui, s’ils n’avaient pas été si pressé, leur aurait offert un thé, expliqué le travail, auraient discuté un moment, peut être mangé un tajine ou quelques gâteaux. De cet échange, serait né quelque chose de plus et le vrai prix, le seul, le dernier serait venu de lui-même accompagné d’un cadeau pour l’ami en souvenir.

Pour l’instant, dans la rue, pas question d’amitié mais profit, profit, profit…

Les faux guides et les vendeurs agissent de concert pour briser la file qui s’avance sans s’arrêter dans la ruelle ou elle est le point de mire de tous.

Un homme badgé en chemise courte, appareil photo pendu au cou, bermuda, tong, bob, lunettes de soleil et chaussettes, s’énerve et hurle furieusement contre un vendeur à la sauvette.

Trop de stress, pas assez de plaisir.

Le troupeau quitte maintenant la ruelle et s’engage sur une autre voie, suivi par le brouhaha des prédateurs assoiffés de dirham fraichement changés au bureau d’accueil d’un hôtel réquisitionné à son usage.

Ces gens ne ramènerons du Maroc que quelques photos, volées par la fenêtre du bus, des photos d’hôtels, le sentiment de prédation des marocains pour leur argent, et quelques souvenirs achetés à la boutique d’un du circuit hôtel ou a celle de l’aéroport à des prix hallucinants, payés sans discuter, pour la simple et unique raison que le prix était marqué sur l’étiquette…

Pierre et Ahmed se promènent une bonne heure dans les ruelles parfois calmes, certaines vides, d’autres surpeuplées.

A gauche, à droite, à gauche, à droite…

Ils pourraient marcher sans fin dans la ville qui monte et descend, disparait sous un passage vouté, une rue noire, de pierre, de chaux.

Des sons et des odeurs s’échappent de quelques fenêtres basses et sont transportés par le vent.

Les corps se frôlent, se déplace.

Pierre est dans le rythme, ça va mieux, il marche sans même regarder si Ahmed le suit, Pierre est devant, son esprit erre…

Il arrive devant une grande porte voutée d’ogive à la façon des Maures et s’arrête devant.

Ahmed qui le suit au pas passe devant Pierre et ouvre la porte. Ils entrent dans la maison.

- J’étais sur que c’était ici ! J’étais sur que c’était cette maison !

- Bien sur, tu as un bon sens de l’observation et de l’orientation, qu’as-tu pris comme repère ? La mosquée ?

- Non, aucun repère, je ne sais même pas comment ça c’est passé, mais je savais que c’était ici, comme si la maison m’appelais, je suis sûr ne n’avoir pas cherché la maison, simplement je m’y suis dirigé car il y a longtemps que nous marchons, et je suis fatigué, je pensais à autre chose. C’est la maison qui m’a appelé. Je ne saurais même pas te dire par où on est passé. C’est extraordinaire non ?

- Oui sans doute, répond Ahmed sans plus. En tout cas, tu as un bon sens de l’observation

C’est vrai, peut être un peu de chance…

Sans faire attention, Pierre est revenu sur ses pas, peut être à t’il reconnu la rue ?

L’esprit a dominé le corps et sa mémoire l’a conduit à la case départ de leur promenade en ville.

Il a suffit de faire le tour du bâtiment en prenant inconsciemment comme point la ruelle depuis laquelle ils sont sortis pour se retrouver à la grande porte.

Peut être ….

Pas de quoi en faire toute une histoire.

Cependant, assez pour que Pierre soit content et c’est l’essentiel non ?

Ils sont accueillis par Amadou qui leur annonce que la cuisinière vient de terminer une nouvelle fournée de gâteaux, et qu’elle a tellement insisté pour que le monsieur Français lui donne son avis, qu’il en a monté dans la chambre d’Ahmed.

C’est pourquoi, s’ils voulaient monter, Amadou leur proposait de leur servir le thé en haut.

- Pourquoi pas dit Pierre c’est une bonne idée et avec beaucoup de menthe, j’ai encore dans la bouche de gout du thé d’Ami. J’ai même des remontées acides, c’est très désagréable.

Amadou repart.

- Ce n’était pas du thé, dit Ahmed, c’était de la rachacha.

- De la quoi ?

- De la rachacha, c’est une infusion de coque de pavot mélangée au thé. A petite dose, c’est un calmant. C’est un des passages obligés pour voir l’Ami, sinon, il n’y a pas d’échanges possibles. J’ai eut de longues conversations avec l’Ami et a chaque fois, la rachacha fut un passage obligé, moi non plus je n’aime pas le gout, seulement ça fait partie du rituel. Comprend, il faut être ouvert pour comprendre l’Ami. C’est un homme d’une grande bonté et d’une grande culture, c’est un honneur de partager un moment avec lui, seulement quelques élus ont la chance de pouvoir lui parler comme nous l’avons fait.

- A le voir, on ne dirait pas, son allure extérieure n’a rien de particulier, mais c’est vrai que quand il parle, on sent un homme d’une grande sagesse, voila quelqu’un qui ne s’y croit pas.

- Il m’a raconté un jour, que cela fait plusieurs dizaines d’années qu’il n’est pas sorti dans le monde extérieur. Il vit seul, dans une boucle temporelle, c’est un ascète temporel. L’homme qui nous a accueillis est un soldat, un ange, un protecteur de l’Ami. Quand la porte est ouverte, quelqu’un de mauvais peut en profiter pour entrer rapidement, c’est pourquoi l’ange veille. Il y a par le monde des esprits et des gens qui cherchent à des gens comme Ami pour les détruire. Ami est un grand maitre, attaché à une société ancestrale très puissante dont les intérêts sont supérieurs à des conceptions de puissance matérielle ou politique. Ami m’a raconté cela et bien d’autres choses. A le croire, les planètes ne tiennent pas seules dans l’espace, la lune est attirée par la terre et si des gens comme l’Ami n’étaient pas là, il régnerait la pagaille dans le cosmos. Ami connait les secrets de la grande mécanique, il navigue dans les temps comme un voyageur dans un train.

- Tu y crois ?

- Oui j’y crois.

- Quel âge a-t-il selon toi ?

- Il est très vieux, bien plus vieux qu’on ne peut l’imaginer. Il m’a raconté être une sorte d’alchimiste, un maitre qui a crée sa boucle temporelle, il a découvert les innombrables formes de la matière, non pas quatre mais dix, vingt… Il a essayé de m’expliquer mais je n’ai pas compris. En tout cas, ce que j’ai compris, c’est qu’il y a les lumières, les bonnes et les mauvaises, et qu’elles luttent depuis toujours, de milles formes différentes. Ce que je sais aussi, c’est que l’Ami ne peut plus quitter sa boucle temporelle, sinon ce serait catastrophique pour le monde, notre réalité comme il dit.

- Comment l’as-tu rencontré ?

- Un jour, j’ai fait un vœu, j’ai demandé quelque chose avec force longtemps, j’ai jeuné, j’ai prié, j’étais prêt a tout pour obtenir ce que je voulais, y compris un très grand sacrifice, j’étais près à donner ma vie, mon âme, alors un homme est venu me voir, c’était l’ange, il est venu me chercher, et m’a conduit chez l’Ami. Je l’ai rencontré, et nous avons fait un pacte tous les deux.

- Et que s’est il passé ensuite ?

- Il a exaucé mon vœu.

- Super ! Et c’était quoi ton vœu ?

- C’était toi !


Pierre est comme frappé par cette révélation, plutôt cette déclaration.

Jamais on ne lui a dit les choses aussi directement.

Jamais un garçon ne s’est intéressé à lui, et jamais il n’aurait cru ressentir des sentiments si ambigus, et pourtant bien réel pour un garçon.

Pourtant, le fait est là, il pense à travers le prisme d’Ahmed, il vit a travers Ahmed.

Depuis trois jours maintenant, sa vie a totalement basculé et plus rien de ce qu’il croyait n’a de sens.

Depuis qu’un après midi au bord de la route, son premier après midi au Maroc, il a eut envie de manger des figues de barbarie, non, avant, depuis qu’il a accepté de se laisser porter par le vent, depuis qu’un motard, vendeur de hachich lui a dit Chefchaouen, depuis lors, tout glisse dans une direction que Pierre ne contrôle, pas, il n’en a pas l’intention, l’envie, la possibilité.

Maintenant, il n’imagine pas un jour de sa vie sans Ahmed a son coté.

Il trouve sans fin les quelques minutes qu’ils passent séparés dans la journée, comme si sa vie, sa conscience, son équilibre était en jeu.

Il devine que si Ahmed disparaissait maintenant, il passerait le reste de sa vie à le chercher ou deviendrait fou, Pierre a la sensation d’un fil magique les relie l’un a l’autre, et puis cette déclaration « C’est toi que je veux … pour toi j’ai prié et jeuné – j’ai fait un pacte, mon âme au dernier jour de ma vie ». C’est bien ce qu’Ahmed a dit. Il est allé jusqu'à invoquer la magie pour lui.

« Et moi, c’est bien lui que je suis venu trouver, se dit Pierre. Pourquoi ? Moi, qu’est ce que je veux en fait ? Pourquoi est ce que c’est si fort entre lui et moi ? »

- Tu te poses trop de question, lui dit Ahmed en lui prenant la main et le l’amenant vers le plateau de thé qu’Amadou vient de poser. Prend un gâteau et détend toi, tu me fais mal à la tête, lui dit il avec un sourire.

- Je suis complètement vrillé par tout ce qui arrive ces derniers jours, j’ai un peu peur, je suis en train de briser des murailles en moi, je change et j’ai peur de devenir fou.

- Mais non, détend toi et assied toi lui répond Ahmed.

Il se place derrière lui et, finement, il pose ses mains sur les épaules de Pierre et commence à le masser subtilement.

Les doigts d’Ahmed agissent avec douceur et précision. Des vagues de chaleur envahissent le corps de Pierre et ses sens sont tout étourdis par le mouvement qui se crée dans son être.

Bientôt, ses idées sur le pourquoi-du-comment passent au second plan, car il sent une force le pénétrer et une autre le quitter.

Un échange s’opère dans son corps et le contact magique d’Ahmed le transporte dans des vagues délirantes de bonheur.

Il s’abandonne aux mains expertes et bientôt, il se sent devenir comme une vague ramenée et rejetée au loin, pour être ramenée et rejetée encore avec plus de vigueur, et ramenée avec force, rejetée avec toujours plus d’intensité.

Pas une force violente, mais une force voluptueuse, celle du vent qui soulève la poussière, celle de l’eau qui déplace le sable, la force des fluides qui se balancent dans l’immensité de l’univers.

Jamais il n’a été aussi détendu, aussi disponible à l’échange, jamais il n’a éprouvé un tel plaisir, une véritable transe physique comme il n’imaginait pas qu’il soit possible de ressentir.

Son corps, chargé d’énergie est au bord de la rupture, ses yeux se ferment tout seul sans qu’il ne puisse rien contrôler de lui, il sent qu’il en faudrait peu pour qu’une libération soudaine ait lieu, et qu’il s’expulse avec force de cet espace clos devenu maintenant trop étroit pour l’être qu’il est a présent sous les doigts agiles d’Ahmed.

Pierre n’aurait pas put faire mieux lui-même.

Ahmed le masse avec une conscience aigüe du corps de Pierre, de ses nœuds énergétiques qui l’oppressent.

Comme si Ahmed avait trouvé la combinaison du coffre fort de Pierre, ouvert la porte massive, et exploré tout les tiroirs, tous les secrets, tous les trésors enfouis dans les boites scellées de son être.

Ahmed est allé partout et Pierre se sent neuf, l’impression d’avoir rajeuni, oui, d’avoir quelque chose de neuf en lui, plus de place, et c’est bon.

Ahmed a fait le tri en Pierre, l’a réorganisé, comme dépoussiéré son esprit de ses fantômes et des ses barrières.

Pierre sent sa conscience basculer dans la jouissance de la libération, puis il tomba dans un profond sommeil.

Il rêve de la maison.

Les enfants jouent dans les étages, le soleil est chaud, il est un des enfants, il rêva d’un frère, d’une mère, d’un vieux monsieur vêtu de blanc, un chapeau blanc sur la tête et dans sa main, une belle canne d’ébène avec un pommeau d’argent.

Des hommes, des femmes, l’air comblés, attablés autour d’un thé et de biscuits, et toujours cette lumière blanche, éblouissante.

Les cris des enfants.

- Ou es tu ? Où te caches-tu ?

Un bruit sourd au lointain, quelque chose est tombé et puis un cri de femme, un petit corps habillé de blanc sur le marbre du patio, des femmes qui courent, des enfants qui crient, une main qui s’approche du visage de Pierre.

- C’est de ta faute !

Et Pierre se réveille.

- Il y a eut un accident dans la maison, dit il affolé, il y a un enfant qui est mort !

- Non, tu as fait un cauchemar, dit Ahmed tout blanc, visiblement l’attitude de Pierre lui fait peur, Il n’y a plus d’enfants dans cette maison, dit il tristement, il n’y a plus d’enfant…

- Tu me caches quelque chose Ahmed, je le sais, je le sens, il se passe quelques chose d’étrange dans cette maison. Je suis sûr que la maison me parle.

- Ne dit pas de bêtises Pierre, dit Ahmed doucement.

- J’ai vu la maison, je suis sûr que c’est cette maison, je jouais à cache-cache avec les enfants au deuxième étage, j’étais caché dans un coffre en bois, Je suis certain que si je cherche, je trouverai le coffre dans la maison.

- D’accord, on ira voir tout à l’heure, dit Ahmed en tendant un verre de thé à Pierre. Tiens, bois. Puis il alluma un joint. Tiens fume, détend toi, tu es tout tendu.

- Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris.

- Ça n’est pas grave. Tiens, fume, bois, mange.


Pierre essaye de se rappeler son rêve.

Étrangement, il s’en rappelle très bien.

Les cris des femmes.

Le vieux monsieur, c’est le grand père d’Ahmed.

Il se rappelle même des événements dont il ne souvient pas avoir rêvé.

Il peut à loisir naviguer au début ou a la fin de son rêve. Rêvait il ou était il éveillé ?

Il se trouve à nouveau, bien que réveillé avec un verre de thé à la main, lors de cet après midi.

Les sourires d’un midi.

Les membres de la famille sont réunis autour d’un repas, la tache de sauce sur la robe de la petite fille.

Le vieux monsieur et ses grands gestes, ses mots joyeux et ses rires qui n’en finissent pas.

La gentille dame qui caresse ses cheveux avec amour, qui lui dit des mots tendres.

Ils sont si heureux ensembles.

Pierre goute ce moment avec délectation, un moment simple de bonheur familial.

Il est des leurs, ils sont tous ensemble réunis.

Rien ne peu briser ce bonheur parfait, rien sauf une tache de sang trop rouge, trop chaud sur le marbre trop blanc, trop froid.

Pierre sent que cet événement a brisé quelque chose pour toujours.

En se concentrant, le regard perdu dans la vapeur de son thé, il voit les visages s’éteindre, les sourires s’effacer à tout jamais, il sent que, plus que le regard d’une petit fille, c’est une famille entière qui s’est éteinte.

Il n’y aura plus jamais de repas de famille.

Que par faute de trop de bonheur, ils n’arriveront jamais à surmonter cette douleur, cette horreur.

Il sait que chaque fois qu’ils seront ensemble désormais, il y aura toujours une petite place trop vide entre eux et que, même ensemble, plus jamais ils ne seront ensemble.

Il n’y aura plus de repas, il n’y aura plus de famille.

Une pièce angulaire du temple familial a failli, et avec elle, la construction entière s’est retrouvée déséquilibrée, s’est écrasée, emportant tout dans sa chute, ensevelissant les idoles et l’autel sur lequel chacun déposait en obole, son offrande d’amour offerte à tous en partage.


- J’ai de bien étranges idées dans la tête en ce moment, je crois que les joints me font divaguer dans des histoires un peu tristes, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai des pensées sombres aujourd’hui.

- On peut sortir si tu veux.

- Non je n’ai pas envie de ressortir.

Pierre a envie de se blottir dans les bras d’Ahmed.

Il sait que ça irait mieux.

Il sent qu’Ahmed en a envie lui aussi.

Le contact d’Ahmed est en train de devenir une véritable drogue pour Pierre.

Il s’efforce de revenir sur le moment de leur rencontre, de leurs premiers moment ensemble pour essayer de comprendre ce qui a put déclencher cette addiction qu’il a maintenant pour lui.

Il se rappelle l’oued et le corps d’Ahmed, il le regarde, il le voit les paupières mi-closes, et à travers les yeux d’Ahmed, il se voit aussi en train de le regarder.

Il se surprend à voir son regard si intense se poser sur toutes les parties du corps d’Ahmed avec un air de propriétaire, comme si Pierre en prenait possession depuis cet instant.

Plus que le calmer, cette image ajoute encore à son émotion.

« Je suis un obsédé névrotique, se dit il. Je suis en train de devenir schizophrène »

Ahmed lui prend la main.

- A quoi tu penses ?

- A moi, je perds le contrôle de ma raison, je sens des choses étranges en moi, j’ai des pensées et des visions qui ne me sont pas habituelles, je crois que je suis en train de devenir un peu fou.

- Mais non tu n’es pas fou, tu es fatigué, la rencontre avec l’Ami t’as remué, et la rachacha sans doute. C’est normal, l’Ami est un homme puissant, plein d’énergie. Moi aussi mon premier contact avec lui m’a extrêmement troublé.

- Je suis heureux que tu sois avec moi Ahmed, ça me calme, je me sens bien avec toi.

- Moi aussi je suis heureux, répond Ahmed. Est-ce que tu veux qu’on aille au hammam maintenant ? A cette heure, il n’y a presque personne, c’est plus agréable.

- Si tu veux, répond Pierre à bout de souffle.

- Tu verras, ça va te redonner des forces. Un bon hammam, ensuite l’huile d’Ami, une bonne sieste, ensuite, tu seras un homme neuf, un peu d’énergie te feras du bien, regardes toi, tu es tout transpirant, on dirait que tu as couru un cent mètres.

- Je ne me sens pas très bien, tu dois avoir raison, c’est peut être l’effet de la rachacha qui redescend, je me sens un peu faible.

- Allons, préparons nous, un peu de mouvement nous fera du bien.

Ahmed se lève et retire sa main de celle de Pierre qui reste à regarder sa main abandonnée, incrédule, il a des fourmis dans le bras et il regrette déjà de ne plus sentir la main d’Ahmed dans la sienne.

Ahmed prépare dans un sac, des serviettes, des gants, deux djellabas et le savon noir de l’Ami.

Quelques minutes plus tard, ils sont sortis de la maison, le hammam est à moins d’une cinquantaine de mètres.


Après s’être acquitté du droit d’entrée, ils pénètrent dans une grande salle commune presque vide ou ils se dévêtissent, ne gardant que leurs caleçons.

Ils prennent un panier dans lequel ils mettent leurs affaires et le dépose à la consigne.

Derrière un grand comptoir, l’employé qui a salué Ahmed comme une vieille connaissance et échangé quelques mots avec lui, place la caisse sur une grande étagère située derrière lui.

Il y a peu de caisse, donc peu de clients.

Ils prennent deux seaux chacun et passent la porte du bain turc.

La premier pièce est immense, silencieuse et sent la pierre mouillée et l’odeur caractéristique du plastique chauffé.

L’endroit est ancien et très propre.

La température n’est pas très élevée, la pièce est même un peu fraiche.

Là, un homme est allongé, avachi à même le sol. Il semble extrêmement calme. Ses yeux sont fermés et son visage est détendu.

Dans la seconde pièce, trois hommes sont assis le dos au mur et se frottent les jambes avec vigueur, ça sent le savon.

Deux groupes de deux hommes sont assis face à face et discutent tout en se frottant mutuellement les bras avec une toile rose bonbon et beaucoup de mousse.

Deux autres hommes sont assis, ils sont silencieux, les yeux fermés, concentrés à leur sudation.

La pièce est chaude et Pierre a rapidement des gouttes salées qui dégringolent de son front jusqu’au bord de ses lèvres.

La pièce est moite et sent le savon et le shampooing.

C’est quand ils passent dans la troisième et dernière pièce que l’air devient épais.

Il faut se forcer pour respirer.

Là, un grand bassin est remplit d’eau chaude et les clients du hammam se servent directement dedans de grands seaux qu’ils se renversent sur le corps en un seul jet.

Ahmed plonge les seaux dans l’eau puis, dans l’espace qu’il a décidé d’occuper avec pierre, il jette l’eau avec force.

Il remplit à nouveau les seaux et renouvelle l’opération.

Il fait signe a Pierre de s’installer dans l’espace qu’il vient de rincer.

Pierre s’allonge.

Les carreaux de terre au sol sont chauds il faut quelques secondes pour qu’il s’adapte a cette température.

Rapidement, ses muscles tendus sous l’effet de la brulure du sol, se décontractent et le métabolisme de Pierre s’arrange de ce nouvel environnement.

Ahmed verse un seau d’eau sur Pierre qui suffoque sous l’effet de la chaleur et se crispe.

Il faut qu’il produise un effort pour se remettre. L’effet du second seau est agréable. Déjà, la pièce semble moins chaude.

Pierre se détend et commence à suer abondamment.

Ahmed se verse rapidement deux seaux d’eau sur le corps puis remplit les quatre seaux qu’il porte près d’eux.

Ils restent un long moment en silence, allongés côte à côte sur la pierre chaude.

Ahmed, les yeux fermés, respire lentement et profondément.

L’air est chargé d’humidité, et la pièce remplie de vapeur ruisselle depuis la voute de milles gouttes brillantes qui dessinent sur leur passage des motifs changeants.

Le corps d’Ahmed et ses muscles détendus n’en gardent pas moins une tenue athlétique.

Pierre, qui à la tête tournée vers Ahmed, fixe ses yeux sur ce corps alangui à quelques centimètres de lui.

Il a envie de le caresser mais il sait qu’il ne peut pas.

Il a une curieuse impression, l’impression de bien connaitre le corps d’Ahmed.

Ses grains de beautés, cette petite cicatrice presque invisible en haut de son épaule mais il lui semble avoir déjà vu cette marque sur l’autre épaule.

Il a l’impression de voir le corps d’Ahmed à l’envers.

Il a bien vu sa marque à l’oued mais il a beau se concentrer, il lui semble définitivement que la marque est de l’autre coté, comme si c’était un autre corps.

Ahmed se lève, saisit un gant, l’enduit de savon noir, et attrape le bras de Pierre.

Il commence à le savonner.

Le bras, l’autre, il fait retourner Pierre et commence à lui frotter le dos énergiquement.

Pierre n’est pas surpris, il a vu les autres hommes agir de la sorte, se laver mutuellement dans le hammam quand il y est entré.

Dans la pièce dans laquelle ils sont, d’autres hommes agissent de la sorte.

Un homme est en train de se faire masser, plutôt contorsionner par un employé du local.

L’homme pousse de grands « OUF ! » et expire avec force.

Ahmed a fini de laver le dos de Pierre, il lui lave la ceinture, l’arrière des cuisses ainsi que les mollets, puis il le rince avec deux seaux d’eau.

Il fait pivoter Pierre et le replace couché sur le dos.

Assit en tailleur, il pose un pied de Pierre sur une de ses cuisses et commence à le savonner en douceur.

Pierre qui est chatouilleux est impressionné par ’agilité des gestes d’Ahmed qui manipule son pied sans qu’aucune chatouille ne le fasse se crisper.

Il remonte sur son mollet puis sa cuisse.

La main d’Ahmed se fait plus douce et remonte jusqu’à la frontière de la sensualité de Pierre. Ensuite, il change de coté, attrape l’autre pied et recommence l’opération.

La main d’Ahmed se fait plus légère au niveau du genou de Pierre.

Il y a quelques années, Pierre c’est cassé ce genoux et la zone reste sensible. Instinctivement, Ahmed a atténué la pression à cet endroit.

Il reprend son lavage de la cuisse avec l’intensité normale.

A nouveau la main se fait plus légère jusqu'à la frontière du plaisir. Là, elle se retire rapidement.

Pierre ressent un frisson de plaisir lorsque les doigts d’Ahmed s’approchent à la juste limite de ce que la convenance veut que l’on se lave soi même.

La main d’Ahmed est juste ce qu’il faut pour n’être ni trop présent, ni trop absente.

Malgré tout, Pierre doit lutter avec son corps pour s’obliger à la décence qu’impose sa petite tenue et la présence d’autres hommes dans la salle de lavage, visiblement amusés de voir un français ici.

Avec un seau d’eau, Ahmed rince les jambes et les pieds de Pierre.

Il lui lave le ventre et le haut du corps. Il s’attarde sur ses pectoraux comme un jeu sur le fil du rasoir.

Pierre jubile tout en veillant à ne pas laisser son être exprimer ouvertement le plaisir qu’il ressent à ce massage un peu trop doux, aux limites de la caresse érotique.

Pierre est a fleur de peau, s’il n’y avait pas d’autres hommes dans la pièce, les yeux rivés sur eux, il ne sait pas ce qu’il ferait, mais il le ferait.

Il n’ose même pas y penser, de peur de laisser son anatomie développer librement une preuve, qui ne laisserait de doute à personne concernant le plaisir qu’il savoure, et ce qu’il saurait faire pour le satisfaire pleinement.

Ahmed verse un seau d’eau sur pierre puis se lève pour aller remplir à nouveau les quatre seaux.

Il rince bien Pierre avec deux seaux d’eau et le gant et enfin, il verse encore deux seaux pour éliminer toutes traces de savon.

Il retourne au bassin, prend quatre seaux d’eau, un gant propre et le tend à Pierre.

- A toi. Lui dit-il avec une moue amusée.

Pierre est à bout, tremblant.

Il a sut profiter du rinçage pour se calmer un peu, un peu.

Il est encore bien excité.

Il saisit le gant et le savon noir.

Ahmed se couche sur le ventre.

Pierre saisit son bras et commence le lavage, l’autre, il enduit le dos d'Ahmed de savon.

Il ressent une boule de désir dans le bas de son ventre, ses abdominaux se contractent.

Il résiste trop, il sait qu’il n’arrivera pas à se contrôler comme ça durant tout le temps ou il devra manipuler le corps d’Ahmed, c’est trop dur, cela demande trop de self-control, pierre s’en sait maintenant incapable.

Il nettoie les épaules et le dos d’Ahmed, il a envie de s’allonger sur ce corps ruisselant en glissant de savon.

Le gant crée une distance, un filtre entre la main de Pierre et le dos d’Ahmed, mais pas les yeux.

Malheureusement, heureusement, même à travers le gant, pierre sent bien la peau d’Ahmed, sa vibration, la peau d’Ahmed comme la sienne, sa vibration comme la sienne, il voit bien qu’Ahmed tremble un peu et ondule insensiblement de plaisir.

Pierre sent exactement à quelle force il doit appuyer pour ne pas blesser la peau de son ami tout en maintenant une pression efficace pour un lavage de qualité et pour contenir l’érotisme de ses gestes.

Il ressent la limite du plaisir d’Ahmed et c’est en commençant à nettoyer les jambes d’Ahmed qu’il décidé de rendre la monnaie de sa pièce a celui qui jouait avec ses pectoraux tout a l’heure.

Après avoir nettoyé un pied et un mollet d’Ahmed, la main de Pierre remonte avec délicatesse et légèreté le long de la cuisse d’Ahmed pour s’arrêter un millimètre plus haut que prévu, à la limite de sa zone érogène.

Ahmed vibre et Pierre vibre avec lui.

Pierre sent dans son corps le déplacement de cette limite et son sang afflue dans son entrejambe.

Heureusement pour eux, Ahmed est couché sur le ventre et Pierre, assit en tailleur, tourne le dos au gens.

D’ailleurs, à cet instant précis, le groupe d’homme se lève et quitte la pièce chaude.

Ils sont tous les deux seuls maintenant dans la grande salle surchauffée remplie de vapeur.

Ils entendent les hommes qui se sont installés dans la pièce d’à coté pour se refroidir avant de quitter le hammam.

Pierre recommence son geste un peu plus engagé.

Ahmed a un mouvement de bassin.

Ses cuisses, ses fesses, et son dos se contractent une seconde, il soupire puis son corps se relâche.

- Tu l’as fait exprès ! Murmure-t-il

- Oui je l’ai fait exprès, j’en avais tellement envie, je voulais voir ce que ça te ferais.

- Et bien tu le sais maintenant, ça me fait la même chose qu’à toi, ça ne se fait pas. Il sourit.

Ahmed est allongé sur le ventre, la tête posée sur ses avant-bras repliés devant lui.

Il ne peut pas voir Pierre mais il n’a pas besoin de regarder pour savoir ce qui se passe.

C’est malin, dit il, qu’est ce que je vais faire maintenant ?

Maintenant ? Tu vas te retourner pour que je te lave le ventre.

Ahmed s’exécute sans gène.

Son sexe est légèrement gonflé et est dessiné par le tissu de son caleçon moulé à sa forme.

Pierre se ravit de ce spectacle.

Lui même sent que l’afflux sanguin dans son sexe se tarit. Ahmed sourit à Pierre en observant le bas ventre de son ami qui ne laisse aucun doute sur son émoi. Le volume est sans équivoque.

- Je vois que tout va bien pour toi Pierre !

- Oui il fait chaud.

- Il ne fait pas que chaud répond Ahmed avec un clin d’œil.

Pierre lave les jambes d’Ahmed et lorsqu’il arrive en haut de la cuisse d’Ahmed il sent l’excitation déferler en lui sans pouvoir contenir l’avalanche.

Des bouffées de chaleur lui parcourent le corps et son cœur se met à battre de plus en plus fort.

Ahmed le regarde de plus en plus gêne.

Contrôle-toi Pierre !

Mais Pierre ne se contrôle plus, déjà son sexe amorce sa dilatation à chaque battement de cœur, il sent son érection qui se développe.

Sa main est arrêtée sur l’artère fémorale d’Ahmed et Pierre sent le cœur d’Ahmed qui lui aussi s’emporte.

Pierre sent son cœur qui bat fort, celui d’Ahmed frappe sous sa main, soudain, il prend conscience que leurs deux cœurs battent ensemble le même rythme à l’unisson.

Il est stupéfait par cette découverte.

D’un seul coup, son esprit n’est plus au jeu des corps.

Pierre attrape le poignet gauche d’Ahmed et se concentre.

Il sent le rythme ralentir et la tension baisser dans le corps d’Ahmed et il sent dans son corps également qu’au même moment, son cœur ralentit et que sa pression interne diminue.

Par reflexe, Pierre envoie sa main sur le sexe d’Ahmed.

Il le sent dans ses doigts, et commence à le caresser.

Immédiatement, la tension d’Ahmed accélère et le rythme de ses battements cardiaque s’accélère.

Le sexe d’Ahmed se gorge de sa virilité en même temps que celui de Pierre.

Les corps et les cœurs répondent exactement tous les deux aux mêmes stimuli.

Ahmed retire la main de Pierre de son sexe avec le regard affolé.

- Non Pierre !

- C’est extraordinaire Ahmed.

- Quoi donc ?

- On est ensemble, on marche ensemble. Je ressens ce que tu ressens, nos cœurs battent ensemble au même rythme, à la même intensité, même nos corps réagissent aux mêmes stimuli, c’est comme si l’on était l’un et l’autre à la fois.

- C’est pour ça qu’on est ensemble, c’est ce qu’a dit l’Ami.

- Non c’est plus fort que ça, plus fort que ce que je croyais, c’est à un autre niveau !

- Est-ce que tu veux que je finisse de me laver tout seul ?

- Non, je veux le faire, maintenant, car j’ai compris, je veux le faire je veux te le faire car j’ai compris que c’est à moi que le fait aussi

Pierre reprend le lavage du corps d’Ahmed comme si c’était le sien. Il sent instinctivement la force juste pour appuyer ni trop fort, ni trop doucement. Il devine les faiblesses à certains endroits du corps d’Ahmed, son épaule.

Plus il le lave et plus il se sent propre.

Plus il le masse et plus lui-même se sent détendu.

Il le rince puis ils restent allongés côte à côte, épaule contre épaule, bras contre bras, cuisse contre cuisse fixant au dessus d’eux le plafond ruisselant, leurs corps rattachés comme des gémeaux vibrent sur la même note, égrainent les secondes du même métronome du battement d’un seul cœur pour deux corps.

Un groupe entrant dans la salle les tire de leur torpeur.

Ils se lèvent et se préparent à sortir du hammam.

Ahmed remplit quatre seaux.

Ils se rendent dans la pièce du milieu, se rincent doucement et restent un peu dans la pièce pour se refroidir.

Au bout d’une dizaine de minutes, ils passent dans la première salle.

Une fois bien refroidis, ils peuvent sortir au vestiaire pour s’essuyer et s’habiller des djellabas qu’a pris Ahmed.

- Il faut faire bien attention de ne pas attraper froid, après un long passage dans le chaud, il suffit d’un courant d’air pour être malade trois ou quatre jours.

Bien couverts, ils se rendent rapidement à la maison ou un bouillon de poule les attend.

Ils mangent avec appétit, accompagnant leur repas d’huile et de pain puis ils montent dans la chambre.

Ahmed roule un joint pour lui et un autre pour Pierre.

Ils restent un long moment à fumer sans se parler.

Le hammam a réveillé en Pierre quelqu’un qu’il ne connait pas.

Jamais de sa vie il n’aurait pensé se comporter comme ça avec un homme, jusqu'à attraper son sexe et y prendre du plaisir.

Tellement, qu’il a bien envie de recommencer…

Ahmed est silencieux, ses yeux sont mi-clos, brillants d’un éclat mystérieux.

Il se concentre à la confection de rond de fumée parfait, ce que Pierre n’a jamais réussi à faire. Il s’y tente quand même et réussi à sa grande surprise à faire un très beau rond puis un autre plus petit qui vient traverser le grand à toute allure. C’est bête mais Pierre est ravi, c’est la première fois qu’il y arrive.

Il tire à nouveau sur le joint et refait un rond. Il est satisfait.

« Je sais faire des ronds ! »

Ahmed regarde Pierre qui fait plus de rond qu’il ne fume vraiment, on dirait que ça l’amuse.

- Il faudrait que l’on se passe l’huile de l’Ami avant de s’allonger pour la sieste.

- Oui, bonne idée, un massage, une sieste, voila une journée bien remplie.

- Déshabille-toi.

Pierre et Ahmed se dévêtissent ne gardant que leurs caleçons.

Ahmed met de l’huile dans les mains de Pierre et dans les siennes.

Directement, Pierre commence à enduire le torse d’Ahmed.

En quelques secondes, le rythme est pris et ils se badigeonnent mutuellement.

Ahmed prend l’ascendant et se place derrière Pierre pour lui enduire les épaules et le dos.

L’huile réagit rapidement sur les muscles, elle dégage une douce chaleur et une bonne odeur d’eucalyptus.

L’effet est très relaxant, et Pierre se laisse aller sous les doigts d’Ahmed.

A son tour, Pierre se place derrière son ami et commence à le masser mais il ne peut rester simplement à des gestes de massage.

Rapidement, ses doigts quittent le dos d’Ahmed et vont lui caresser les pectoraux, le cou, les abdominaux.

L’odeur du baume est chaude et Pierre se colle le torse contre le dos d’Ahmed qui se laisse bercer par les mouvements ondulatoires de Pierre qui lui caresse délicatement le ventre et le devant de ses épaules.

Les muscles huilés d’Ahmed sont agréables au toucher et Ahmed n’est pas insensible à la danse des mains de Pierre.

Bientôt, sa tête bascule en arrière et vient se poser sur l’épaule de Pierre. Ce dernier glisse sa bouche dans le cou d’Ahmed, et les deux corps frissonnent ensemble sous l’action des sensations enivrantes nées de ces gestes de promesses.

Quelqu’un frappe doucement à la porte, c’est Amadou.

Les deux corps se séparent et Pierre va se refugier dans la salle de bain.

En un tournemain, Ahmed enfile une djellaba.

Dans la salle de bain, Pierre regarde son corps qui brille dans la glace.

Il entend Ahmed qui dit à Amadou de leur porter un repas léger dans la chambre.

Le serviteur laisse le plateau de thé qu’il est venu porter et repart chercher les repas.

Pierre sort de la salle de bain et enfile une djellaba.

Ahmed l’observe dans tous ses gestes.

Ils s’assoient face à face en se dévorant des yeux.

Amadou réapparait avec un grand plateau de nourriture qu’il laisse dans le salon.

Ahmed lui dit de ne plus les déranger jusqu’à nouvel ordre car ils vont faire la sieste.

Pierre entend Amadou qui dit oui et referme la porte à laquelle, une minute plus tard, Ahmed donne un tour de clé.

Ils dinent légèrement, leurs pensées ne sont pas dans le plat.

Une fois but le thé, ils vont rapidement s’allonger.

Pierre retire sa djellaba, Ahmed le copie.

Ils auraient bien parlé un peu mais ni l’un ni l’autre n’a parlé depuis que Pierre s’est sauvé dans la salle de bain.

Ils restent en silence couchés sur le flanc, face à face et se mangent du regard.

Ahmed se lève et va chercher un petit morceau de hachich.

Il roule un joint les mains tremblantes, Pierre n’est pas dans un meilleur état.

Ils se regardent à nouveau et c’est Pierre qui fait le premier pas.

Il lui saisit le poignet et se concentre sur son pouls.

Ses battements sont rapides et puissants.

Une fois sa main libérée, Ahmed la porte à la jugulaire de Pierre et commence à lui caresser le cou et les cheveux.

En un mouvement, Ahmed se bascule et vient s’allonger sur le corps de Pierre.

Pierre referme ses bras sur le dos d’Ahmed.

La tête d’Ahmed vient s’abandonner dans le creux du cou de Pierre qu’il caresse du bout des lèvres.

Ils s’enlacent longuement et leurs corps huilés, en quelques mouvements, totalement nus et offert, glissent dans une danse de serpents.

Les muscles se tendent, leurs corps se serrent et se séparent.

Ils ont besoin d’être l’un en l’autre, de ne faire qu’un, ils se serrent comme s’ils pouvaient se compacter en un seul être.

Leurs jambes se mêlent.

Ils se serrent fort, très fort l’un contre l’autre ils mettent toute la force qu’ils ont l’un et l’autre à se serrer, ensemble, aux limites de l’étouffement.

Les mains d’Ahmed lâchent l’étreinte et vont courir sur Pierre, sans limites, sans frontières, à nouveau ils se resserrent, quand ils se lâchent à nouveau, ils sont ivres de l’autre, leurs mains aventurières déclenchent des cataclysmes énergétiques, ils s’attirent, se repoussent, se saisissent, jambes, bras, avec vigueur, leurs visages sont face à face, les yeux dans les yeux à quelques millimètres.

Un duel s’engage entre les deux jeunes hommes, ils ont besoin de se sentir corps, l’un et l’autre ne contrôle plus rien, leur échanges sont intenses, leurs deux êtres unis, réunis dans cette danse, ce concert, ce requiem pour une vie passée, cette page tournée l’un et l’autre sur ce qu’ils étaient, croyaient, vivaient.

Tout va être nouveau, tout est nouveau et tous les deux, enfin, seuls, réunis, explorent l’un et l’autre avec liberté, envie et désir débridé, chacun se conduit sur son chemin avec pour borne la révélation.

Tous les deux, nus, dans ce lit, enlacés, leurs corps glissants, ils basculent dans une tornade furieuse, ils sont ensemble, réunis dans l’apothéose de leur vie de corps, d’âmes.

Leurs essences unies ne fait plus qu’une ils ne sont plus deux mais un seul corps formé d’imbrications.

Ils ne sont plus deux mais une seule âme formée par fusion.

Il n’est plus Pierre, il n’est plus Ahmed.

L’esprit d’Ahmed prend possession du corps de Pierre, lui prend le corps d’Ahmed.

Ce corps qu’il a tant désiré ces heures passées, il y est maintenant, chaque centimètre de ce corps, il le découvre, le fouille, en prend connaissance parfaite jusqu’au moindre petit muscles excité par l’expérience nouvelle.

Pierre s’installe, il possède ce nouveau corps, c’est le sien désormais il se laisse glisser dans cet espace à présent vide, offert à Pierre, disponible, il abandonne tout son être pour la fusion, son corps pour Ahmed, le corps d’Ahmed pour lui, ils sont transportés dans une spirale folle, leurs respirations sont saccadées, syncopées, étouffées de cris retenus, ils s’entrainent toujours plus loin vers la perte de soi dans un abandon total, puis, dans un dernier spasme, Pierre sent la dernière part de lui quitter son corps, la plus petite partie de lui s’expulser avec forte définitivement, une dernière fois il a conscience d’Ahmed qui plafonne avec lui puis il perd connaissance.


Pierre est dans la maison, il y toujours cette lumière intense de cet après midi, c’est le printemps.

Les cris des enfants, ils jouent dans les couloirs, ils courent dans les escaliers.

Les garçons poussent les filles, s’amusent à leur faire peur en se cachant et en apparaissant dessus en hurlant.

C’est si facile de faire pleurer les filles.

Il se promène dans un couloir et cherche un endroit ou se cacher.

Il ouvre une porte.

Dans une chambre, une malle est vide et ouverte.

Il laisse la porte de la chambre ouverte et se cache dans la malle.

En relevant le couvercle, à travers l’entrebâillement créé, il voit une petite fille qui escalade la balustrade séparant le couloir du patio.

Il sort de la malle pour lui faire peur, la petite fille sursaute, glisse, tente un dernier mouvement, lâche prise et va s’écraser dix mètres plus bas sur le marbre du patio.

Il ne veut pas savoir ce qui c’est passé avec la petite fille et retourne rapidement se cacher dans la malle.

Il a peur, il sanglote et entend les cris des femmes, des hommes, des autres enfants.

Il a peur et n’ose pas quitter la malle.

On l’appelle, on le cherche.

Il sort de la malle et se glisse le long du mur du couloir pour ne pas qu’on le voit.

Il descend les escaliers.

Tout le monde est autour de la petite fille.

On compte les enfants tout le monde est là.

Les hommes saisissent la petite fille et la transportent chez le médecin. Elle est enroulée dans un drap qui se tache rapidement.

Par terre, sur le marbre blanc, il y a une grande tache rouge vif.

- Que c’est il passé ! hurle une femme au bord de la crise de nerfs.

- Les enfants, est ce que vous savez quelque chose, demande une autre femme plus calmement.

Ahmed ne répond pas et pleure.

Les enfants répondent qu’ils ne savent rien et pleurent.

- Personne ne sait, on se cachait, nous étions tous cachés et elle nous cherchait, on jouait.

Les filles pleurent, les garçons pleurent, tout le monde pleure, même la maison pleure.

Un gros nuage noir est venu déchirer le ciel brillant.

Les gouttes de pluie s’abattent avec violence, comme si le ciel pleurait la mort de la petite fille.

Le flot continu d’eau tombant du ciel agrandit la tache rouge sur le marbre elle prend une forme irisée et cours sur le sol.

L’orage s’arrêtera, mais la maison, elle, n’arrêtera jamais de pleurer.

Cette maison que plus personne n’aime, cette maison maudite qui a volé la vie de cette enfant et qui gardera pour toujours son fantôme, le fantôme de ce jour dans ses murs.

Il sait que ce n’est pas la maison, il sait que c’est lui l’assassin mais il ne dira rien.

Il voit le visage d’un vieil homme se creuser, s’éteindre, sa peau se parchemine, il prend déjà moins de soin à ses tenues.

Ses yeux se cernent, se remplissent de tristesse et de larmes retenues, s’éteignent à leur tour. La malice qui les animait disparait pour toujours au profit du vide.

Son visage se marque d’aigreur contre la vie, ses lèvres se pincent, elles ne savent plus sourire, ses joues se creusent.

De grosses rides encadrent les lèvres et les yeux dans un sourire à l’envers.

L’homme se rempli de haine et de désespoir.

Lorsque l’homme est seul, il en profite pour mourir.

Ahmed sait qu’il ne verra plus les enfants, les autres, il les verra grandir de loin et ne les côtoiera plus, c’est de sa faute et il le sait.

- « Tu es responsable, c’est de ta faute » Se dit il.

Il fait attention aux autres enfants, il a peur d’en tuer un autre, peur qu’ils l’accusent comme s’ils l’avaient vu.

Bien sur qu’ils ne l’on pas vu, qu’ils ne savent rien car il n’y a rien à savoir.

Mais il est sur qu’ils l’ont vu.

Il crée un fossé entre lui et les autres de peur qu’ils ne le démasquent.

Avec les années, le fossé devient une fosse puis un gouffre infranchissable.

Il ne jouera plus avec eux, il ne rira plus avec eux.

Ahmed est devenu un meuble.

Ils vivent ensemble mais Ahmed reste spectateur, en retrait.

Puis il les voit disparaitre les uns après les autres pour toujours.

Ils ne reviendront plus.

Il reste dans la grande maison avec la femme, sa mère.

Elle est belle, elle est gentille elle fait ce qu’elle peut pour qu’il ne se perde pas trop dans son enfermement mais elle est dehors, lui est seul en lui.

Cependant il l’aime comme on doit aimer sa mère.

« Est-ce qu’elle le sait ? Se demande-t-il souvent

Est-ce par amour pour lui qu’elle ne dit rien ?

Pour ne pas le blesser, lui faire encore plus de mal que ce qu’il arrive à se faire seul ? »

Il sait qu’elle ne partira pas, elle ne le laissera jamais, elle.

Elle ne quittera pas la maison.

Elle n’a pas le choix, sa vie est triste mais elle reste spectatrice du drame intérieur qui se joue dans l’esprit de son fils, entre les murs de la maison vide, au dernier restant, au dernier des vivants.

Tous les acteurs ont quitté la scène du drame, tous ont trouvé une échappatoire.

Ahmed est prisonnier de ses idées, de la maison, il reste avec elle car c’est sa mère, il ne peut pas la laisser seule, pourtant il aimerait tellement quitter cette maison remplie de cauchemars, la ville, le pays, fuir toutes ces images obsédantes, une robe blanche, une tache de sauce, un vieux monsieur, des enfants qui jouent, la lumière blanche, des sourires, des filles qui pleurent et tous les jours dans le miroir, le visage de l’assassin.

Pierre se réveille en sueur.

Le soleil est levé depuis longtemps.

Il est épuisé, ce cauchemar… détraqué, légèrement courbaturé, il se sent différent.

Ahmed n’est pas à coté de lui.

Sur un plateau, une théière chaude dégage une vapeur mentholée.

Il a à coté, une enveloppe de belle taille avec écrit « Pierre » dessus.

Pierre se relève, se passe la main sur le visage.

Il tend la main pour se servir un verre de thé.

Ahmed doit être dans la salle de bain.

Non, la porte est entrouverte.

Pierre regarde sa main, l’esprit embué, elle semble différente.

Il se lève pour aller se laver, se réveiller.

Il n’est pas tout à fait dans son état normal.

Quand il entre dans la salle de bain, il se regarde dans la glace pour voir la couleur de ses yeux et de sa langue « Peut être le foie » se dit-il.

Il se regarde et à geste de recul.

Non ce n’est pas lui.

Ce n’est pas son visage, ce n’est pas son corps.

Il est dans le corps d’Ahmed.

Ahmed lui a volé son corps et il est parti avec.

Cette fois il est tout à fait réveillé. il retourne dans la chambre et ouvre le petit paquet qui porte son nom.

Il trouve une lettre ainsi que des papiers d’identité, plein de document et trois petites clés.

Il ouvre la lettre et lit.


Cher Pierre.

Je suis sans doute la dernière personne à t’appeler par ce nom.

J’espère que tu ne m’en veux pas trop et que le choc n’a pas été trop brutal à ton réveil.

Si tu lis cette lettre, c’est que tout c’est bien passé et je m’en réjouis.

J’espère que mon corps te plait encore autant qu’il te plaisait avant.

Désormais, tu peux disposer de tout ce qui est à moi car comme tu peux le deviner, personne ne peut savoir le contraire.

Ne t’inquiètes pas pour les autres, tout ceux qui doivent savoir savent, y compris ma mère.

Voila le secret que je ne t’ai pas révélé. Je suis heureux car j’ai ce que je voulais, c'est-à-dire toi, ton apparence.

Sois heureux car tu as ce que tu voulais, une autre vie, une autre chance.

Comment est ce que je le sais ?

C’est l’Ami qui t’a trouvé et qui t’a décroché pour moi.

Désormais, nous serons toujours ensemble.

Pierre.

Pierre a un mouvement de faiblesse et s’assoit sur le lit.

Il reste de longues minutes, silencieux, abasourdi par la situation

Pourquoi ?

Comment ?

Par quelle magie tout ceci est arrivé ?

Pierre fait un effort intense pour se réveiller.

Il lutte en lui pour faire cesser ce drôle de rêve.

Tout a l’air si réel, tout est si physique autour de lui.

Il se relève et va vers la fenêtre.

Il ouvre les rideaux en grand, sa peau réagit au contact du soleil.

Il fait beau dehors.

Il se dirige vers le salon et ouvre la porte.

Amadou est allongé sur une natte posée sur le seuil.

Il se lève à la hâte.

Pierre sent qu’amadou est gêné en regardant Pierre perdu.

Le visage d’Ahmed à une expression qu’Amadou ne lui connait pas, une lueur dans les yeux aussi.

- Bonjour monsieur.

- Bonjour. Ou est-il ?

- Il est parti il y a deux jours avec l’avion.

- La voiture ?

- La voiture est a votre nom maintenant, Il l’a fait dédouaner c’est dans les papiers. Comment allez-vous ?

- A ton avis ? Comment je me sens ?

- Trahi ?

- Qu’est ce que je peux faire maintenant Amadou ?

- Manger monsieur, je pense que le mieux pour vous maintenant c’est manger et réfléchir. De toute façon, il est parti il y a deux jours ça ne sert à rien d’essayer de le rattraper.

- D’accord, je vais manger et réfléchir.

- Allez prendre une douche, je vous porte à manger dans la chambre.

Pierre fait demi-tour et entre dans la chambre.

- Monsieur ?

- Oui ?

- Excusez-moi, je vais descendre et je vais fermer la porte à clé derrière moi. Ne le prenez pas mal, c’est mieux pour vous. Il faut que vous ayez réfléchi, ensuite, je ne fermerais plus jamais la porte, ensuite ce sera vous le maitre de cette maison. J’ai encore des ordres, je voudrai terminer ce que l’on m’a demandé.

Pierre voyait qu’Amadou s’adressait à lui mais qu’il a du mal à communiquer avec le corps d’Ahmed.

- Fait ce que tu veux dit Pierre désabusé.

Pierre entre dans la chambre.

Le bruit de la clé dans la serrure, se savoir enfermé dans cette chambre, désormais enfermé dans ce corps le fait chanceler.

Il se sert un thé, s’assoit sur les coussins et se roule un joint.

Il est nu.

Voir le corps d’Ahmed, les pieds, d’Ahmed, les jambes d’Ahmed, le sexe d’Ahmed, son ventre, ses bras, curieusement ne l’excite plus autant qu’avant, ce corps qu’il a tellement désiré, il y est maintenant et pas à moitié.

Cette idée le fait sourire.

Il allume le joint et tousse.

Une petite pointe se fait sentir dans son épaule gauche, l’épaule de la cicatrice.

Il ne sait pas d’où vient cette cicatrice.

En fouillant dans sa mémoire, il ne trouve aucun événement relatif à Ahmed.

Il se rappelle bien de sa vie, de son enfance à lui mais rien concernant Ahmed, mise à part ce rêve violent dont il se rappelle quelques vagues brides.

Il fume son joint, l’écrase, se lève et se dirige vers la salle de bain.

Il ouvre l’eau chaude et se fait couler un bain.

Il entre dans le bain.

Il sent bien le contact de l’eau et de la chaleur.

Il est dans le corps d’Ahmed.

Comment cela est il possible ?

Une chose est sure, il ne rêve pas.

Il se lave rapidement puis sort du bain et se sèche.

Désormais, il sera dans ce corps, il s’y est déjà habitué.

Le bain a réveillé ses muscles et son esprit.

Il se regarde longuement dans une glace sur pied.

Il est beau, circoncis, en érection.

Il observe son sexe en détail. C’est tout de même quelque chose d’important. La taille, la forme, la robustesse, les sensations.

Il est satisfait.

Il se regarde longuement et se trouve beau, bien plus beau que Pierre

Désormais, il a l’avantage d’être bronzé à l’année.

Pierre se regarde de tout coté, se palpe.

Il est satisfait.

Il fait de nombreuses mimiques et grimaces au miroir. C’est marrant de contrôler les membres d’Ahmed.

Il entend la clé tourner dans la porte du salon.

- Sidi ?

- Oui je suis là.

Amadou apparait dans la chambre. Il regarde Pierre les yeux écarquillés.

- Vous devriez vous habiller.

- Ah oui, je vais m’habiller…

Ce corps n’est pas vraiment le sien.

Pierre a l’impression de porter un déguisement et est sans pudeur. Il n’est pas passé par les stades de l’enfance à l’adolescence avec ce corps.

Bien sur, il ne se serait jamais promené nu et en érection devant un étranger avec son corps, mais celui là n’est pas le sien, il lui est étranger il n’a pas de honte, de pudeur, sa vie ne s’est pas déroulée dans se corps. Ce n’est pas le sien. Il n’a rien à cacher, au contraire.

Comme on porte un habit neuf en attendant des commentaires, Pierre porte cette nouvelle apparence avec le détachement de celui qui montre des affaires qui ne sont pas à lui, des choses qu’il aurait trouvé dans une boite ou une malle au grenier ou a la cave.

Comme on s’habille enfants de vieux vêtements gardés dans des cartons par les parents, Pierre a le sentiment d’être déguisé.

Son ego est le même, il faut juste qu’il accepte que le conducteur reste égal mais que le véhicule change, ça prendra peut être un peu de temps.

Pierre regarde dans un placard à la recherche d’un vêtement. Il ne trouve rien.

Amadou pose le plateau et lui sort un pantalon blanc et une chemise qu’il lui tend.

Ses yeux glissent étrangement sur Pierre, on dirait qu’il tremble un peu. Une goutte nait sur le haut de son crane.

- Il ya quelqu’un qui vous attend au petit salon, dit il la voix serrée. Quand vous aurez déjeuné, il voudrait vous accompagner quelque part. Mais avant, il faut manger, cela fait trois jours que vous n’avez pas mangé.

- D’accord, dis lui que j’arrive.

- Oui monsieur.

- Amadou ?

- Oui ?

- Dis-moi, comment tu me trouves ?

Cette question semble le troubler, ses yeux vont et viennent, il rougit.

- Je trouve que vous avez une drôle de voix et une façon bien différente de faire des gestes, mais dans l’ensemble, vous êtes assez crédible. Vous êtes très beau. Comment vous sentez vous ?

- Bien. Bien. En fait, j’ai la sensation d’être moi. Si je ne me regarde pas dans la glace, c’est pareil, je suis moi.

- Tant mieux. Bon appétit.

- Tu ne veux pas manger avec moi ? Je n’ai pas envie de rester seul.

- Si vous voulez.

Ils s’installent et mange.

Amadou picore comme un oiseau et Pierre se goinfre comme quatre.

A la fin du repas, Pierre se roule un joint, fume, propose à Amadou qui fume à son tour.

Ils ont bien rit pendant le repas.

Amadou connait plein de blagues et de grimaces, il est amusant.

Pendant qu’Amadou débarrasse la table, Pierre s’habile, se fait beau devant la glace.

Il fait encore quelques mimiques puis descend au petit salon.

Celui qui l’attend est un enfant de 13 ou 14 ans.

Il est typé européen, le nez droit, les yeux rieurs, les cheveux frisés châtains foncés avec des reflets de roux, il a les joues un peu rouges et un sourire coquin.

« Un ange » se dit Pierre.

- Bonjour Pierre, lui dit l’enfant, je suis venu vous chercher car l’Ami veut vous voir si vous voulez le voir aussi.

- Je veux bien, j’ai quelques questions à lui poser.

- Je n’en doute pas, suivez moi, comment vous sentez vous ?

- Suis-je convalescent ? Demande Pierre avec un pointe d’ironie.

- En quelque sorte répond l’enfant.

Ils sortent par la petite porte de la maison et n’ont pas grands pas à faire pour aller chez l’Ami. En effet, ce dernier a placé la porte à cauris dans la petite ruelle sale.

Pierre entre seul.

L’homme est là, un plateau à la main avec un verre.

- Tenez, buvez s’il vous plait dit il en lui tendant le verre.

- Non merci.

- S’il vous plait Pierre, ne faites pas de difficulté comprenez, il y a deux façons de s’ouvrir, la médiation ou un petit verre d’infusion, sinon, vous ne vous comprendrez pas.

- Très bien.

Pierre se force à avaler la mixture qui ne lui plait pas.

Une minute plus tard, il est introduit dans la pièce ou il a déjà rencontré l’Ami, du moins c’est ce qu’il croit jusqu’au moment ou il fait un premier pas et s’immobilise.

Celle-ci n’a pas de mur, pas plus de sol ou de plafond. Pierre a un instant de recul.

- Entre dit une voix.

Pierre fait un pas. Il croit qu’il va tomber dans l’immensité vide qui remplit désormais ce qu’il croyait être un laboratoire.

Il marche dans le vide, et se déplace sans peine comme s’il était sur un sol invisible, malgré le fait qu’il sent bien sous ses semelles qu’il ne marche pas sur un sol.

- Comment te sens-tu Pierre ?

- Comme quelqu’un à qui l’on pose la même question depuis qu’il est réveillé et vous ? Comment vous sentez vous ? Les scrupules ne vous démangent pas trop ? Vous êtes responsable de cette situation n’est ce pas ?

- Toi aussi tu es responsable Pierre, c’est toi aussi qui as voulu cela. En quelque sorte, je n’ai fait qu’exaucer ton vœux et celui d’Ahmed. Quant à moi, je vais bien, je me sens bien merci et toi ?

- Je vais bien. Mais ou êtes-vous ? Je ne vous vois pas.

- Je suis partout.

- Auriez-vous la gentillesse d’apparaitre ?

- Il faut que tu me jures de ne rien tenter contre moi. Je suis L’Ami, ton Ami et je ne te veux pas de mal, toi même tu ne dois pas chercher à me faire de mal.

- Je ne fais de mal a personne, et je n’ai pas l’intention de te faire du mal L’Ami.

- Connais-tu le Japon Pierre ?

- Non je ne connais pas.

- Et bien, je t’invite au Japon

- D’accord.

Une pluie de paillettes argentées apparait autour de Pierre et se met à tournoyer rapidement en créant des formes : une montagne, des rochers, de grands arbres aux racines brillantes, un temple.

Une pluie chaude tombe en abondance et un doux vent chargé d’humidité se lève.

Au sol, les couleurs explosent en rouges et jaunes et en verts.

Un vieil homme à la barbe blanche apparait.

Son visage est ridé comme s’il était plusieurs fois centenaire. Il a les yeux bridés et brillants de vie.

- Conichoa Pierre.

- Qui êtes-vous ?

- Je suis Amiko Taokima mais tu peux m’appeler Ami.

- Vous êtes Ami ? Mais vous êtes tellement différent !

- Toi aussi tu es différent Pierre.

- C’est vrai je suis différent mais je suis le même.

- Moi aussi Pierre, vois qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Le corps est l’étui de l’âme. Le plus important n’est pas ce que tu représentes mais ce que tu es en toi.

- Où sommes-nous ?

- Nous sommes sur l’ile de Yakushima, un des lieux magique de la planète terre, un lieu fragile en équilibre sur le dos de Namazu. Mais qu’importe, nous pourrions être ailleurs, il y a tellement de portes à ouvrir. Souhaites-tu que nous allions ailleurs ? Dans le désert, une forêt de pins ? Au fond de l’océan ? Veux tu que nous changions de planète ?

- Non, ça va, nous sommes bien ici.

- La prochaine fois, nous nous rendrons ailleurs. J’ai fait de nombreux voyages avec Ahmed. Il est bien de ne jamais se rencontrer au même endroit, cela évite les habitudes.

- Sauf si ça devient une habitude de toujours se rencontrer ailleurs.

- Dans tous les cas, cela évite de se lasser.

- Pourquoi m’avez-vous fait chercher ?

- Parce que j’ai beaucoup de réponses aux questions que tu ne te posais pas encore. Il ne faut pas que tu bascules dans le refus, le coté obscur de ton être, tu dois comprendre que tu n’es pas le jeu d’une machination mais qu’au contraire, tu as ce que tu as demandé. Ahmed a été exaucé pour son vœu et cela lui coutera son âme pour le reste des temps. Je dois t’expliquer pourquoi.

- Je vous écoute.

- Te souviens-tu d’un dimanche, il y a douze jours de cela ?

Pierre a un peu honte de se rappeler ce dimanche.

- Oui je me rappelle.

- C’est moi qui ai défait ton nœud Pierre. C’est moi qui t’ai remit dans ton ancien corps. Je t’ai trouvé dans l’immensité des âmes, seul, en peine. Il faut que tu saches que jamais tu n’aurais trouvé le repos. Si je ne t’avais pas remit dans ton corps, tu serais resté une âme damnée qui n’aurait eut de cesse que de tourmenter les mediums en se lamentant sur son sort.

Ami servait un thé très vert dans de petits bols tout en continuant à parler. Il prenait grand soin pour servir avec des gestes très mesurés.

- Peut être serais-tu entré dans les légions du mal pour me combattre, ou bien tu serais devenu le pantin de faux mediums, faisant tourner le tables ou parler les morts.

Il tendait un petit bol à Pierre.

- J’ai décidé de te sauver car tu es bon et je sais, je sens que tu as une force que tout le monde n’a pas. Tout le monde à droit à une seconde chance. Tout le monde n’a pas la chance d’y avoir droit. Toi et Ahmed avez eut un départ difficile dans vos vies. Ahmed a réalisé de grands sacrifices pour demander à changer et toi aussi, tu as risqué beaucoup pour réagir face à ton insatisfaction. C’est pourquoi j’ai décidé de vous aider chacun à votre façon.

Ami buvait dans son petit bol avec un petit bruit de succion.

- En lui prenant son âme ? dit Pierre

- Et pourquoi pas, répondit L’Ami en le fixant dans les yeux. Si ça n’avait pas été moi, c’aurait put être quelqu’un d’autre, et pardonne moi, mais je n’ai pas pris que la sienne, j’ai pris la tienne aussi.

- Ne vous gênez pas.

Ami reposait délicatement le bol sur le plateau en bambou. Il plantait ses yeux au fond de ceux de Pierre.

- Je ne l’ai pas volée, je l’ai ramassée, elle trainait, c’est toi qui l’a laissée à l’abandon permet moi de te rappeler. Elle aurait put tomber entre de plus mauvaises mains que les miennes.

- Qu’est ce qui me le prouve ?

- Rien.

- Qu’est ce que vous allez en faire ?

Ami fit un vague geste.

- Je ne sais pas. Ce n’est peut être même pas moi qui m’en servirait d’ailleurs. Ne servira-t-elle jamais ? Personne ne sait. Cependant, il y a de fortes chances qu’elle serve si un jour a lieu la grande bataille.

- La grande bataille ?

- Le jour du grand chao, quand les forces se libérerons pour le combat final entre le bien et le mal. Nous somme l’armée de la lumière.

- Je ne comprends pas ce que vous me dites.

- Crois-tu en dieu ?

- Je ne sais pas, musulman, chrétien, Juif tout ça ne veut pas dire grand chose pour moi.

- Je ne parle pas de religions ou de sectes, je parle de dieu. Dieu n’a rien à voir avec les religions dieu se porterait surement mieux sans religieux, les gens ne comprennent plus rien. Depuis des millénaires les humains on confondu dans la même substance politique, économie, stratégies, intérêts et religion c’est une absurdité. Laisse moi reposer la question crois tu au bien ? à la lumière, à la force de la création ? Penses tu qu’il est bon d’être bon ?

- Oui bien sur.

- Et bien d’autres que toi croient au mal, à l’obscurité, à la force de la destruction, c’est contre eux qu’il faudra lutter. C’est une lutte dans toutes les dimensions. Je suis un général et vous êtes les soldats de la lumière, mais tout ceci ne concerne pas la dimension dans laquelle tu es actuellement, de toute façon tu ne pourrais saisir la subtilité des forces en conflits, il te faudrait des années d’enseignement pour que tu puisses saisir l’essence de ceci, et ce n’est pas la raison pour laquelle je t’ai appelé auprès de moi. Je t’ai appelé pour que tu comprennes comment tout est arrivé… Uniquement si tu veux le savoir.

- Oui je veux le savoir, s’il vous plait, dites moi ce qui est arrivé. Pourquoi est ce que je ne suis plus dans mon corps ?

- Il y a de cela quelques mois, j’ai reçu avec force par delà des voies de communication extra sensorielles que nous utilisons, l’appel d’un jeune homme. Ce jeune homme souffrait terriblement d’un traumatisme dut à un événement qu’il n’a pas contrôlé dans son enfance, et son esprit était en train de basculer du coté obscur. La folie, la paranoïa et d’autres pulsions le conduisaient aux frontières du mal. J’ai senti en lui un désespoir profond, et la volonté affichée d’abandonner son âme à qui pourrait l’aider. Quand je me suis rapproché de lui, il n’était pas seul et j’ai dut mener un long combat avec les forces du mal qui l’avaient trouvées elles aussi. Le garçon était faible car il avait longuement jeuné et il avait perdu la volonté de se protéger. J’ai combattu pour le sauver mais les forces du bien ont cet avantage sur les forces du mal qu’elles gagnent toujours grâce à la persévérance. Les forces du mal sont opportunistes et violentes, le bien est réfléchi et constant, c’est sa première force.

- Le garçon c’était Ahmed ? Et le rêve que j’ai fait était réel.

- Oui, ce rêve n’est pas un rêve, c’est un souvenir d’un temps qui a profité à un démon. Ce démon s’appelle culpabilité.

- J’ai rêve qu’Ahmed s’accusait d’être un assassin, qu’il disait que tout était arrivé par sa faute c’était très violent.

- Tu as donc rencontré son démon. Il était en lui parce qu’il n’a pas osé parler quand il était enfant, il n’a pas eut le courage de dire qu’il avait vu la fillette tomber par accident. Car c’est bien d’un accident dont nous parlons. Il ne l’a pas poussé, c’est son esprit qui lui a fait croire au bout du compte qu’il l’avait poussé. Pendant toutes ces années, il a cessé d’être, j’insiste sur le mot être, avec les autres. Il a cessé donc d’être tout simplement, car sans les autres, on est plus. En n’étant plus, il a laissé un vide en lui. Comme tout vide doit être comblé, s’il n’est pas comblé par le bien, il est comblé par le mal. Est-ce que tu comprends ?

- Oui, je pense comprendre.

- Nous sommes des êtres d’amour et de lumière. Sans amour, pas d’être, sans lumière pas de perspective. Ahmed a perdu cela très jeune, et c’est un miracle s’il n’a pas basculé plus tôt dans la folie.

- Est-ce qu’il avait en lui l’amour du passé ?

- En quelque sorte, il avait une réserve d’amour, mais un jour, la réserve s’est tarie, et j’étais là.

- Et moi la dedans ? Qu’est ce que je viens faire ?

- Toi ? tu n’as jamais eut d’amour, personne n’a rempli ton être de lumière, mais comme tu es fort, et c’est ta chance, tu as réussi à tenir plusieurs années.

- Comment m’avez-vous trouvé ?

- Tu as utilisé la voie des chamans. Comme des millions de tes contemporains, tu as, sans le savoir, utilisé des substances qui t’on projeté dans le cosmos.

- La drogue ?

- Tu peux appeler ça comme ça si tu veux. Les champignons, le peïot, le LSD, l’extasy, le datura, l’hayavasca, les opiacés… Tous ces produits sont destinés à la transe, ce sont des raccourcis, des voies rapides pour accéder à des états de surconscience, mais comme de nombreuses personnes, tu les as utilisé sans connaitre leur véritable destination. L’effet n’en est pas moins le même. C’est comme ça que je t’ai trouvé, ce sont des produits qui permettent d'accéder à d’autres états de conscience, c’est pourquoi certains sombrent dans la folie après les avoir utilisés, ils ne contrôlent plus rien, car ne savent pas dans quelle direction diriger leur quête, c’est un bon moment pour les force du mal. A ce moment, l’expérimentateur est facilement corruptible, c’est ce moment que les légions utilisent pour embrigader de nouveaux soldats.

- Je comprends.

- Le jour ou tu t’es perdu, j’étais là, et je t’écoutais, puis je t’ai vu dériver, et j’ai compris que tu avais lâché prise, c’est pourquoi je suis venu, et j’ai brisé le lien qui te conduisait à la mort car je t’ais assigné une mission, un destin. Ton destin n’est pas de finir dans les légions du mal.

- Quel est mon destin ?

- Je ne puis te le dire mais tu le sauras un jour. Ce n’est pas le moment. Pour savoir quel est ton destin, il te faudra des années d’études, et il n’est pas sur que tu y arrives. Il y a longtemps que je te suis, et que tu m’as été révélé, j’ai toujours souhaité que tu laisse la vie venir en toi, mais tu ne l’as pas fait, car finalement, ce n’est sans doute pas par cette voie que tu dois t’élever.

- Pourquoi ne m’avez-vous pas aidé toutes ces années ?

- Parce que tu n’as pas demandé.

- Pourquoi maintenant ?

- Parce que tu as fait ton choix, alors j’ai fait le mien. On ne prend pas l’âme des gens comme ça, il y a deux façons. Soit on l’achète, soit on la ramasse. Cette âme, elle est à toi comme un objet. Si tu la laisse trainer, quelqu’un peut la prendre. Si tu la vends, quelqu’un peut l’acheter. Mais on ne vole pas l’âme des gens. On peut voler le corps, mettre plusieurs esprits dans le même corps, mais on ne peut pas d’autorité arracher l’âme de quelqu’un.

- Pourtant maintenant ?

- Prend l’exemple de l’homme qui nage. Il existe beaucoup de possibilité, tu es l’observateur, tu peux regarder l’homme nager. Même s’il nage mal, personne ne t’oblige à lui envoyer une bouée, il te faut attendre que l’homme crie au secours, sinon, il est évident que l’homme refusera la bouée, sera même vexé, lui qui pensait bien nager… Tu peux aussi ne pas lui envoyer de bouée s’il crie à l’aide, c’est immoral, mais tu peux le faire, il est responsable, personne ne l’a forcé à entrer dans l’eau. Ce que tu n’as pas le droit de faire, c’est de lui enfoncer la tête dans l’eau.

- Oui bien sur.

- En allant plus avant, on peut dire que certains hommes qui ne savent pas bien nager nagent toujours avec des bouées et sont surs de ne jamais couler, ils ne prendront jamais le risque de nager sans bouée, et ne progresseront sans doute jamais, cependant, ils n’appelleront jamais à l’aide, et flotteront jusqu'à leur but. D’autres savent bien nager et n’ont pas besoin de bouées, certains pensent savoir nager et se noient, d’autres bon nageurs, se fatiguent et flanchent, d’autres encore ne savent pas bien nager mais flottent naturellement, et encore et encore… Le spectateur, l’Ami, doit savoir sentir le nageur, et réagir au bon moment, mais quoi qu’il arrive, le responsable c’est toujours le nageur. En cas de perdition, le nageur ne peut reprocher à l’ami de l’avoir sauvé, tu comprends ?

- D’accord, je ne te reproche rien Ami, mais ceci ne m’explique toujours pas ce qui s’est passé avec Ahmed.

- Ahmed ne voulait pas de sa vie et toi non plus, non pas de la vie, mais de vos vies, vos obligations, les boulets du devoir accrochés aux chevilles de vos êtres de chair. C’est pourquoi j’ai proposé à Ahmed un échange. Pas sa vie contre la tienne, mais le véhicule de vos vies, ton corps contre le sien. A lui de faire quelques chose de ses aspirations, et à toi d’établir la tienne en profitant de tes expériences, vous avez tous les deux vos chances. Tout d’abord, il fallait que tu viennes jusqu’ici. Tu as été long a te décider, malgré mes messages, il a fallut que tu te violentes pour agir, c’est ainsi, c’est ton caractère. J’ai cru que jamais tu ne ferais le premier pas, et comme tu ne prenais plus de « drogue » comme tu dis, je n’avais aucun moyen de te visiter, mais malgré tout, je te sentais, et tu as agit car au fond de toi, tu sentais que ceci devait se passer en Afrique.

- Oui c’est vrai, ensuite ?

- Évidement, sans t’en rendre compte, et cependant de ton plein gré, tu as suivi un rituel, un chemin magique que j’ai préparé, des épreuves… On ne change pas de corps comme ça. C’est un ange qui t’as donné la direction de Chefchaouen, je sentais que tu allais te laisser faire. De là, le premier des actes a été d’ingérer les figues de barbarie.

- Pourquoi ?

- A tu remarqué la forme des figues et leur contenu ?

- Non je ne vois pas.

- Les figues de barbarie sont comme des testicules. Elles contiennent des graines en grande quantité, elles symbolisent la fertilité. Symboliquement, tu devais commencer à zéro, renaitre être fécondé des éléments. L’eau : le thé, l’air et le feu : la fumée, la terre de la pipe. Tu devais partager cela avec Ahmed et accepter sa présence. Il a demandé et tu as accepté. Puis il t’a exposé son projet d’aller en France et tu lui as dit que tu souhaitais que son rêve se réalise. Dès cet instant, tu étais en accord avec l’œuvre.

- Je ne savais pas de quoi il me parlait.

- Il a pourtant été très explicite et ne t’as rien caché.

- Oui, c’est vrai.

- Puis quand vous êtes montés au village, il est parti rapidement. A ce moment, tu avais aussi la possibilité de partir toi aussi, mais tu ne l’as pas fait. Un autre homme t’a proposé de changer d’hôtel, si tu avais accepté, tu n’aurais plus jamais revu Ahmed, mais tu as décidé de pas suivre l’homme pour être sur de revoir Ahmed. C’était ton choix n’est ce pas ?

- Oui c’était mon choix.

- Le lendemain tu aurais put ne pas sortir, mais tu es sorti au moment ou Ahmed se plaçait en haut de la ruelle, comme si tu répondais à son appel silencieux. Ce jour là, tu devais changer d’apparence et Ahmed t’as conduit chez le coiffeur car en coupant tes cheveux, tu te soumettais à un changement de statut comme un moine, certains peuples en deuil, Sanson…

- Comment sais tu tout ce qui c’est passé entre Ahmed et moi ?

- La poudre de kif qu’Ahmed t’as fait fumer et qu’un autre t’as donné au début du voyage, était modifiée avec un petit produit de ma fabrication. De ce fait, je pouvais vous suivre. Si une des étapes n’avait pas été correctement franchie, j’aurais annulé tout le processus.

- Mais ça n’a pas été le cas.

- En effet, tu as même devancé le processus quand tu as parlé des poissons qui font mieux nager. Ta force t’a fait comprendre ce qui se passait mais tu n’as pas été plus loin. Dès ce moment, j’ai sut que tu irais jusqu’au bout des épreuves qui t’on conduites jusqu'à moi aujourd’hui.

- Quelle étaient elles encore ?

- L’autre épreuve était que vous passiez par-dessus une source en vous tenant la main c’est ce qui a enclenché vos échanges. La fécondation par l’eau.

- Oui je me rappelle bien, je ne comprenais pas pourquoi il me tenait pas la main, cela m’a gêné et ensuite… C’est a partir de ce moment là que je ne pouvais plus m’empêcher de penser à lui, cela m’a dérangé.

- L’explication est simple mais je te la dirais tout a l’heure finissons en avec le processus.

- Comme vous voulez.

- L’après midi, vous êtes allés à l’oued et vous vous êtes recouverts de terre. De là sont nés deux corps nouveaux. La création. Pour le développement, il était important que vous mangiez la même chose, buviez ensemble, et le partage de vos corps s’est fait sous la terre comme à la création de l’homme.

- J’y ai pensé, c’est amusant, j’ai eut cette image de l’homme nouveau en regardant Ahmed.

- Oui mais tu n’as pensé qu’a Ahmed, tu n’as pas pensé que toi aussi tu pouvais être concerné par cette représentation symbolique.

- C’est vrai, à aucun moment je n’ai pensé à moi.

- A ce moment, Ahmed devait te demander l’échange de vos corps, et c’est tout naturellement que tu as accepté. Puis vous avez plongé dans l’eau ensemble. L’eau est l’élément primaire, celui du baptême. Tout vient de l’eau et tout en sort, c’est par là que tout commence. C’est sans retenue que tu as laissé Ahmed te conduire sur son chemin. Tu lui as tendu la main comme un aveugle, en toute conscience. Tu t’es abandonné à sa volonté.

- Curieusement oui.

- C’est parce qu’a l’intérieur de toi, tu savais, mais tu n’as pas fait le lien entre ton désir et ce que vous étiez en train de faire, me comprend tu ?

- Oui je te comprends.

- Puis Ahmed s’est préparé à tout te révéler comme il devait le faire. Il pouvait garder le silence uniquement si tu lui demandais et…

- Je m’y suis opposé. Je lui ai dit de garder son secret, je ne sais pas pourquoi.

- Il y a des choses qu’il n’est pas indispensable d’entendre par les oreilles. Ton corps savait ce qui était en train de se passer, et toi tu as écouté la voix de ton corps, sans besoin d’écouter une vérité sonore, en vérité, tu t’es laissé faire car tu n’avais pas besoin ou envie de savoir quoi que ce soit, tu t’es abandonné à Ahmed.

- C’est vrai. Mais, le transfert ne s’est pas fait directement ?

- Non, il s’est fait petit à petit au début, puis de plus en plus vite.

- De quelle façon l’échange a il lieu ?

- Par contact dermique.

- Comment se fait il que je ne m’en sois pas aperçu ?

- Il est impossible que tu ne t’en sois pas aperçu.

- Non je t’assure, je ne m’en suis pas aperçu, la seule chose qu’il y avait entre Ahmed et moi, c’était du désir.

- Est-ce que cela t’as alarmé ?

- Oui et non, j’ai pensé que je me révélais homosexuel, ça m’a fait un peu peur au départ, et puis finalement, Ahmed est très beau, je me suis dit que, après tout, pourquoi pas ? Je me suis fait a l’idée j’avais vraiment envie de lui.

- Et bien c’est cela qui aurait dut te mettre la puce à l’oreille en effet, plus vous vous échangiez et plus vous étiez attirés l’un vers l’autre.

- Ah bon ? et pourquoi ?

- Parce que tu te reconnaissais en Ahmed, parce qu’il était un peu plus de toi à chaque contact et que la partie de toi qui restait en toi cherchait, dès le début, récupérer la partie manquante qui était dans Ahmed. Petit à petit, à force de vous toucher, donc d’échanger vos êtres, vous avez atteint un point d’équilibre, cinquante- cinquante, la moitié de toi dans Ahmed, la moitié d’Ahmed en toi.

- Est-ce pour cela que nous cœurs battaient en même temps au hammam ?

- Oui, et Ahmed ressentait la même chose que toi, les mêmes sensations, les mêmes impressions.

- Et le rêve, j’ai rêve qu’il était enfant dans la maison et qu’une petite fille mourrait.

- Je te l’ai dit, ce n’est pas un rêve, c’est un souvenir. C’est ce qui est la cause de sa perdition.

- Pourquoi ai-je vu cela ?

- Tu as vu cela car l’expérience fut si forte qu’au delà de l’esprit, cette expérience c’est gravé dans le corps d’Ahmed, dans sa chair. Ahmed n’a pas put cacher cela, tu as pris le démon d’Ahmed avec son corps. Ce souvenir, ce démon, tu l’as en toi maintenant, tu le tiens prisonnier, cette fois, c’est lui qui est en ton pouvoir. Il ne peut rien contre toi, car pour toi, ceci n’est qu’un rêve, ce n’est pas une réalité vécue, je crois que tu as presque oublié ce souvenir non ?

- Oui c’est vrai c’est déjà beaucoup moins clair pour moi.

- Avec le temps, quelques jours, tu auras totalement oublié cela, et il restera en toi un démon qu’il te faudra contrôler, C’est un grand honneur de livrer un démon, un signe de grande force de faire passer un démon du coté de la lumière, ce sera ton œuvre à accomplir pour les temps à venir, je t’y aiderai.

- D’accord. Dites moi, pourquoi est ce que j’ai senti un tel désir pour Ahmed ?

- As-tu déjà été amoureux Pierre ?

- Oui, peut être, un peu, au début tout du moins.

- Par quel mot définirais-tu l’amour ?

- Le désir, je crois heu…l’attirance.

- Physique ou psychique ?

- Les deux je crois, non ?

- Quelle est la nature d’une relation amoureuse, quel est le processus selon toi, de la rencontre à l’acte ?

- Et bien, je dirais, on rencontre quelqu’un, on la trouve belle ou beau, puis on cherche à communiquer de façon visuelle.

- Ensuite ?

- Si la communication oculaire s’établit, on discute pour voir si l’on s’entend, s’il y a un échange possible, et si cela est concluant, on se touche puis on couche. C’est un peu raccourci, mais je dirais en gros que ça se passe comme ça, peut être rajouterais l’odeur, l’attitude de soumission ou non, nous sommes des animaux n’est ce pas ?

- Oui nous sommes des animaux, d’une certaine façon. Si l’on se compare à des plantes, on peut dire que nous sommes des animaux. Réduire l’homme à un animal est un raccourci que je ne prendrais pas, mais nous aurons bien l’occasion de parler de ça dans un autre voyage, ceci état dit, nous sommes aussi des plantes et du minéral, tout est molécules, tout est atome, proton, neutron, vitamines…

- Nous sommes une masse de molécules de protéines de vitamines d’atomes et de virus compactés avec pour l’homme un petit quelque chose de différent, onze grammes. Nous sommes des atomes réunis ensembles, posés sur un atome, placé lui-même dans un ensemble, et tout ceci tient en place grâce à un équilibre et un déséquilibre constant, comme un ballon sur le nez d’une otarie, mais je m’égare.

- Nous sommes électriques et magnétiques, et lorsqu’une partie de toi est entrée dans Ahmed, lorsque vous vous êtes « échangés » pour reprendre tes termes, car la même partie d’Ahmed est venu combler l’espace laissé vacant et vice versa, les magnétismes des deux êtres éthérés de toi et d’Ahmed ont tenté de se reconstituer, pour cela, il fallait qu’ils soient joints. Comme des aimants. Plus vous vous transfériez d’énergie, et plus vous aviez besoin d’en transférer à nouveau pour trouver votre individualité. Un point d’équilibre fut franchit lorsque vous avez atteint le cinquante-cinquante toi à demi Ahmed, et Ahmed à demi toi. Passé ce stade, il fallait que le reste à déverser se fasse rapidement, sinon vous auriez put basculer dans la folie, surtout toi, Ahmed a bien accéléré les choses avec le hammam, il était si pressé…

- Pourquoi aurais-je pus basculer dans la folie ?

- Parce que tu n’avais pas conscience de se qui se passait avec toi.

- C’est pour ça que j’étais dans cet état lorsque nous sommes rentrés du hammam ?

- Oui et vous avez eut bien fait de ne pas attendre, vous étiez tout les deux à un point de rupture. Vous avez eut bien fait de terminer le jour même.

- Donc mon attirance pour Ahmed était en fait une attirance de moi pour moi ? Pas pour lui ?

- Tout à fait, tu étais attiré par Ahmed comme on peut être attiré pour quelqu’un qu’on aime, parce qu’en lui tu te reconnaissais, et que ton toi inconscient voulait récupérer la partie manquante qui était dans Ahmed pour qu’a nouveau, tu ne fasses qu’un pour conserver ton individualité, ton équilibre tu comprends ?

- C’est étrange mais je comprends, ce qui me parait totalement fou, mais c’est ainsi. J’ai encore une question.

- Oui, vas y, pose toutes les questions qui te viennent, surtout ne garde rien en toi.

- Pourquoi est ce qu’au hammam la cicatrice sur l’épaule gauche d’Ahmed me paraissait différente, son corps même me paraissait étrange, comme s’il avait changé brutalement alors qu’aucune altération n’a touché mon corps à moi, pourquoi le sien était comme inversé ?

- T’es tu regardé dans le miroir aujourd’hui ?

- Oui longuement.

- Et n’as-tu pas trouvé le corps d’Ahmed différent ?

- J’avoue que je n’ai pas fait vraiment attention, je me suis concentré sur la mécanique, pas sur le corps dans le détail.

- Et bien si tu regardes à nouveau, tu comprendras ce que tu trouvais de différent dans le corps d’Ahmed quand tu le voyais. En fait à ce moment là, tu voyais Ahmed avec Ahmed en toi, et lui comme toi, ne connaissez l’intégralité de votre corps, surtout le visage, qu’à l’envers vu dans un miroir, c’est pourquoi le corps d’Ahmed te paraissait différent, inversé, car en fait. Ce n’est pas toi qui regardait son corps à ce moment, mais Ahmed en toi.

- Oui c’est tout à fait clair maintenant. C’est aussi quand il était en moi que je n’ai pas ressenti de chatouille quand il me touchait les pieds, et c’est pour ça que j’arrivais à faire des ronds de fumée.

- Tu as tout compris, as tu d’autres questions ?

- Ou est Ahmed maintenant ?

- A la terrasse d’un café à Nice.

- Est-ce qu’il est heureux ?

- Oui il est très heureux, et toi ?

- Oui, oui je crois que je suis très heureux moi aussi.

- Et que vas-tu faire maintenant Pierre ?

- Désormais, il faudra m’appeler Ahmed. Ce que je vais faire ? Je vais ouvrir ma maison aux visiteurs et enlever toute cette vilaine poussière d’un temps révolu, je crois qu’il faut que je m’achète un guide de conversation en arabe.

- Depuis le début nous parlons en arabe.

- Alors tout est parfait, nous reverrons nous l’Ami ?

- Quand tu voudras Ahmed.

- Alors tout est parfait.

- Fluidantrans ! Dit le vieil homme en souriant

Et le paysage s’évapora dans une pluie de paillettes argentées

Fin

Merci

Seb.


Version dactylographiée Le 08/09/2011 à Vittoria (Pays Basque)
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